Le rire de la baleine
trois mois, et expédié une tonne de documents. Nous avons été payés… 150 dinars, même pas le salaire minimum tunisien. J’ai rouspété en leur expliquant que j’étais de chair et d’os et que j’avais un loyer à payer, du pain à acheter, des enfants à nourrir. Pour eux, nous devions nous estimer heureux d’avoir été choisis pour faire cette corvée.
J’ai passé neuf ans à recevoir des journalistes étrangers, des observateurs, des enquêteurs des centrales des droits de l’homme. Je les héberge, je leur ouvre ma table et mon carnet d’adresses, je leur mâche le travail, je chasse ma femme, et en échange de quoi ? Du chocolat pour les enfants. Un jour, ma femme a craqué, elle en avait assez de leur abandonner son lit : « Je veux bien travailler pour toi, mais crois-tu que je vais continuer à travailler aussi pour eux ? » Depuis je négocie le salaire de ma misère. Et gare à toi si tu prétends que ton nom doit figurer au générique ou au bas d’un rapport ! Je me souviens de ce plaisantin, Arnaud Muller, journaliste de vingt-six ans à Canal Plus, auquel j’ai fait rencontrer toute la dissidence tunisienne, découvrir un quartier poudrière de Tunis, mettant en danger des gens, et, comme une pute, je lui ai même fait rencontrer mes sœurs. Quand je lui ai demandé de me payer ces longues journées de travail, il m’a répondu : « Ah, je suis désolé, c’est contraire à notre déontologie. Tu l’as fait parce que tu es militant, c’est pour ton pays. » Je me mets les flics à dos. Je me fais une réputation de rabatteur. Je fais le sale boulot de l’Arabe qui prépare le terrain pour les chasseurs, les prédateurs… Et moi, je suis quoi ?
Le soir, ma femme, l’air de rien, m’interroge : « Ils t’ont donné combien, aujourd’hui ? » « Rien, suis-je condamné à répondre, du vent, du vent, des
besboussade
, des accolades, des compliments. » Sinon, j’invente : « Tu connais les Français, le fisc… Il faut remplir des paperasses. T’en fais pas, ils vont m’envoyer un mandat. En attendant, mange du chocolat ! »
Je me lamente, je pleurniche, je chicane. Mais, soyons honnêtes, je n’ai rien perdu au change. Depuis 1998, je suis devenu une pièce maîtresse sur l’échiquier de l’opposition. J’ai été introduit dans le cercle restreint des leaders grâce à ces deux atouts. Je suis journaliste dans la presse étrangère, certes de seconde division, et un bon guide pour les organisations internationales. J’en profite pour leur présenter ma clientèle. J’exclus mes adversaires, même si leur marchandise humaine est meilleure que la mienne. Nous sommes réduits à un strip-tease médiatico-humaniste pour nous faire valoir, même si nos blessures sont de véritables blessures, nos craintes justifiées, nos souffrances réelles.
À quoi cela sert-il en fait ? Notre attente est aussi énorme que vaine. Et quel renversement ! Ces fonctionnaires sont payés pour faire leur boulot et c’est nous qui devrions rester leurs obligés. Sans nos détails, sans nos souffrances, comment feraient-ils leurs rapports ? Je pense à Olfa Lamloum, cette militante des droits de l’homme qui a trimé pendant deux ans pour faire un bouclier médiatique autour de moi, et qui un jour m’a rappelé le nombre de nuits blanches que je lui devais. Je lui ai alors suggéré, faute de mieux, de m’envoyer la facture. Une pièce est tombée, en entraînant d’autres dans son sillage : ses puissantes relations de « défenseurs des défenseurs des droits de l’homme ».
Mon camp est dévasté. Jusqu’à ma famille, chez nous la protection des protections, lasse de me soutenir, financièrement, affectivement, physiquement. C’est son aide qui m’a permis de tenir. C’est elle qui paye mes notes de téléphone, qui achète mes chemises et même mon dentifrice. Ils feignent de me prêter de l’argent, sachant que ce sont des prêts sans retour.
Une situation qui dure, qui dure… Moi à qui l’on a enseigné que le premier devoir d’un homme est de subvenir aux besoins de sa famille. Si au moins je respectais les convenances… Je ne vais pas me recueillir sur la tombe de mon père les vendredis. Je ne rends pas visite à ma mère. Je ne célèbre avec eux ni les fêtes religieuses, ni les cérémonies familiales. Je suis adultère et je bois comme une éponge. Mes ailes sont à découvert, mon centre est dévasté, mes pions sont dispersés.
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