Le rire de la baleine
Aux échecs, avec une ouverture pareille, on abandonne la partie : échec et mat. Je dois au moins négocier un nul.
Je lui ferai le coup du chat. Avez-vous déjà vu un chat qui cherche à s’enfuir ? Il ne s’éloigne pas, il fuit dans votre direction, il déroute. Ma mère, cette femme apache, silencieuse, solitaire, avait plus de cent chats. Je crois qu’elle les préférait aux humains. Dans sa cuisine, elle faisait exprès de laisser traîner de la viande pour le plaisir de les réprimander, de les pourchasser. Le public de ma mère, c’étaient ses chats. Elle leur racontait des histoires, ses problèmes, et elle les appelait tous
bechbechbech
. « Pourquoi es-tu si sale aujourd’hui ? » demandait-elle à l’un d’entre eux, puis, s’adressant à un autre : « Et toi, toujours à courir après les chattes sur les toits ? Moi qui te croyais différent ! » Comme le roi Salomon, ma mère parle aux chats. Quand elle avait terminé de passer la serpillière, le plus vieux de tous aimait venir pisser sur ses carrelages, un chat à l’œil torve, couvert de plaies, rejeté par les belles chattes, je crois que c’était un chat pédéraste. Par jeu, elle sortait de ses gonds puis elle enlevait une de ses pantoufles et le pourchassait en criant : « Borgne, bon à rien, même les souris te lèchent le cul ! » Ma mère était une obsédée de la propreté. Quand elle ne s’astiquait pas la peau, elle frottait la maison de fond en comble. Chaque semaine, pour elle, c’était le grand ménage de printemps ; elle a bien dû crever plus d’une centaine d’aides ménagères. Puis, satisfaite, elle plongeait la maison dans l’ombre, allumait un brasero de
jaoui
et d’ambre et la parfumait. Le mausolée était prêt, jamais il ne fallait y entrer chaussures aux pieds. Cette femme épuisée par treize naissances – seuls neufs d’entre nous ont survécu – s’asseyait ensuite en tailleur sur un tapis de prière et égrenait un chapelet. J’ai toujours rêvé d’avoir une femme aussi silencieuse. Une femme indienne, assise derrière moi, regardant le vide et partageant avec moi l’ennui.
Ma mère ne me voulait pas. Pour me perdre, elle a bu toutes sortes d’herbes visqueuses et glissantes. Elle a avalé du savon de Marseille fondu. J’ai tout fait pour qu’elle n’oublie pas le jour de ma naissance. Ma tête, grosse dit-on, est restée bloquée dans ses reins pendant des heures. Aucune ceinture ne venait à bout de mon refus de sortir. Elle ne m’a jamais pardonné mon entêtement à venir au monde. Enfant, jamais je ne pleurais, de peur de réveiller sa colère.
Son visage à l’ovale parfait de ces montagnards du Haut Tell pouvait se transformer en un masque de chien enragé. Elle est de la tribu des Zoghlami, une tribu dont on dit qu’il ne faut « jamais épouser une de leurs femmes, ni leur donner une de vos femmes ». Ils sont semblables aux bourricots sauvages de cette région où hurle le vent. Emmitouflés dans leurs amples
kachabia
en laine de mouton noir, on dirait de grosses bêtes hirsutes accrochées aux flancs des montagnes. Taciturnes, ils se préservent ainsi de l’intrus représentant, à leurs yeux, d’un pouvoir citadin abhorré. Pour ces gens-là, « le meilleur des voisins, c’est encore celui qui habite à plus de dix kilomètres ». On les appelle les
jebali
, ou les fils de la forêt. Ils tiennent des Kurdes une grande facilité de déplacement dans les montagnes. Ils tiennent des Berbères un esprit réfractaire et un désir immense de liberté. Ils tiennent des fantômes le grand art du camouflage. Les
jebali
, eux, aiment à se comparer à des chiens, mais pas n’importe lesquels : de ces chiens de berger, hargneux, solitaires et difficiles à approcher. Et l’on sent, à les voir parler sans sourire, fixant sur vous leurs regards lents, que ce qui compte ici, dans ce monde farouche, c’est la liberté… de survivre.
Ma mère refusa de m’allaiter. Plus tard, elle le niera. Mon père me nourrissait de lait Guigoz au biberon. J’étais, dit-on, une boule de chair rouge, affreuse, à la bouche sangsue. C’est peut-être pour tout cela que j’ai
un
rapport particulier avec les chats. Cet animal sans maître qui a cette manière de t’ignorer comme si tu lui faisais honte quand tu l’appelles alors qu’il est dehors avec d’autres matous. Je fermais les portes-fenêtres sur leur queue. Je les aspergeais de Fly Tox jusqu’à ce
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