Le Roi amoureux
fille. Ah ! monsieur, pensez à la statue du commandeur !
– Jacquemin, dit don Juan, à cause de ta comparaison du cygne, tu n’auras point la bastonnade. Je m’en servirai, par le ciel ! Je suis bien sûr qu’elle plaira à l’esprit poétique de Léonor. Par ainsi, tu m’auras aidé. Quant à la statue du commandeur, tu fais bien de m’y faire penser. J’ai invité cette noble pierre à dîner avec moi.
« Horreur et sacrilège », murmura Jacquemin en lui-même.
– Je mettrai mon honneur à tenir l’invitation. Elle est valable. La statue a accepté. Nous dînerons en tête à tête, elle et moi, ou je veux que soit déshonoré le nom que je porte.
« Il l’est ! Il l’est ! » fit Jacquemin en son for.
– Et tu nous serviras à table, acheva don Juan.
– Moi !…
– Toi, Jacquemin, gronda don Juan d’une voix fébrile (et ses yeux devenaient hagards, et une fureur semblait sur le point de se déchaîner en lui). Tu nous serviras. À moins que tu n’aimes mieux que je te coupe la langue une bonne fois pour la donner à manger à mon invité de marbre.
Et don Juan sortit de sa chambre, laissant l’infortuné Corentin en proie à une double terreur, se demandant s’il valait mieux avoir la langue coupée ou assister à ce dîner sacrilège. Comme il n’était pas bien sûr que don Juan, après lui avoir fait subir le supplice, le dispenserait du sacrilège, il finit par se dire qu’il devait se soumettre, garder sa langue, et servir le dîner offert par don Juan à la statue du commandeur.
Dans la rue, don Juan se calma. Quelques minutes, il demeura devant la Devinière à considérer les passants, les marchands ambulants, à s’emplir les yeux de toute cette joie tranquille qui l’apaisait.
Puis il se mit en route pour l’hôtel d’Arronces. Il n’avait d’ailleurs aucun but précis.
Le soir tombait. Dans le chemin de la Corderie, le vent courbait la cime des grands peupliers qui se saluaient gravement et en silence, car ils n’avaient pas leurs bavardes feuilles qui, au printemps, se mettent à jacasser au moindre souffle qui passe.
Il pleuvait une jolie pluie que la bise faisait virevolter dans l’air.
Enveloppé de son manteau, don Juan aspirait avec ivresse les embruns qui, parfois, lui fouettaient le visage, et ce paysage de crépuscule où jouaient la pluie et le vent le charmait à l’égal d’une belle journée ensoleillée : c’était un autre charme, voilà tout.
Il n’était pas jusqu’à ce fantôme dont la silhouette indécise, au loin, s’estompait des premières brumes de la nuit, il n’était pas jusqu’à ce fantôme immobile et noir, et qui semblait l’attendre, qui n’achevât de le séduire et de lui mettre au cœur le frisson de l’aventure.
– Où vas-tu, Juan Tenorio ? Où vas-tu ?
Don Juan était arrivé à la hauteur du fantôme, et le fantôme, sans faire un pas, lui parlait.
Juan Tenorio s’arrêta.
Quelques instants, il se débattit contre l’infernale pensée qui illumina les ténèbres de son esprit, comme quelque fauve éclair déchire la nuit :
Se ruer sur Silvia et l’abattre d’un coup de dague…
– Où vas-tu, don Juan ?
Ce fut bref. D’un effort de volonté, il échappa à l’étreinte de l’affreuse tentation. Il respira. Il fut sur le point de répondre à Silvia. Mais il se tut. Que lui aurait-il dit ? Il fit deux ou trois pas qui l’éloignèrent d’elle.
– Où vas-tu ? Où vas-tu ? dit le fantôme d’une voix plus faible.
Juan Tenorio s’arrêta, mais ne se tourna point vers elle. Il s’arrêta, se courba sous une rafale de vent et de pluie. Il frissonna. Jamais il n’avait entendu voix plus désespérée. Il eût voulu fuir. Fuir ! parce que cette sinistre, cette lugubre impression l’envahit que ce qui lui parlait, c’était bien un fantôme… le fantôme d’une femme qu’il avait tuée. Il voulut se remettre en marche…
– Où vas-tu, don Juan ? Où vas-tu ?…
Il se retourna violemment, et il vit que Silvia, lentement rentrait dans son logis. Il entendit qu’on fermait, qu’on verrouillait la porte.
Alors, il se mit à courir… oh ! comme il courait dans la pluie et le vent, comme il courait vers l’hôtel d’Arronces !…
Et soudain, il s’arrêta encore, haletant, hagard, et le cœur lui sauta à la gorge… la voix, la voix du fantôme, tout près de lui, si près qu’il imagina qu’il avait senti son souffle, la voix lui
Weitere Kostenlose Bücher