Le roi d'août
pas des plus prestigieux, le lui avait fait oublier.
C'était un peu en désespoir de cause que le Capétien s'était décidé à épouser cette héritière qui ne lui rapportait rien de bien intéressant en fait de dot. Un appui au sein de l'Empire, cependant, n'était pas à négliger, et il avait besoin d'une femme pour lui porter des enfants : Louis, à présent âgé de huit ans, demeurait fragile ; son père avait souvent dû apaiser en lui de fortes fièvres menaçant de l'emporter. Philippe se rappelait Isabelle et songeait qu'un jour, peut-être, il ne serait pas là.
Lorsqu'il fit la connaissance d'Agnès de Méranie, toutefois, il comprit qu'elle serait pour lui bien plus qu'un pion sur l'échiquier politique et une bonne reproductrice.
Aussitôt le mariage conclu, Philippe avait envoyé à Rome des ambassadeurs chargés de sonder les sentiments du pape à cet égard. Ils n'avaient pas changé : Célestin III refusait de sanctifier une union synonyme de bigamie ; il agitait faiblement l'épouvantail de l'excommunication. D'après les évêques français, toutefois, jamais il n'oserait mettre sa menace à exécution.
Rassuré, le roi prit une dernière mesure avant d'aller accueillir sa nouvelle fiancée à Compiègne : il donna l'ordre qu'Isambour fût arrachée à l'abbaye de Cysoing et confinée dans une forteresse proche, au secret. Certains conservaient leur loyauté à la jeune reine. Il ne pensait pas que quiconque le braverait au point de fournir une escorte à la Danoise pour qu'elle vînt perturber le mariage, mais il préférait ne pas prendre de risque. Dès la fin des cérémonies, elle retrouverait son monastère – ou un autre, plus loin de Tournai : elle avait si bien su gagner l'évêque à sa cause qu'il en devenait importun, allant jusqu'à alimenter les remords de Guillaume aux Blanches Mains pour obtenir de lui une intercession en faveur d'Isambour.
En l'an 1196 de l'Incarnation du Seigneur, à la fin du printemps, Philippe retourna donc à Compiègne, où il avait connu ses plus grandes terreurs, pour y rencontrer une femme.
Il n'avait pas choisi ce lieu au hasard : c'était un défi. À son destin. À la vie.
Debout dès l'aube, il fit seller son cheval et partit, seulement escorté de deux soldats, en direction de la forêt. Les premiers rayons du soleil attendrissaient déjà le vert des feuilles, jetaient des scintillements mordorés dans le sous-bois. La journée serait belle, chaude pour la saison, mais on n'était pas au mois d'août : le danger était moindre.
Le roi arrêta sa monture auprès des premiers arbres et fit quelques pas sous le couvert, écartant des branches chargées de rosée. Une odeur puissante de feuilles, de bois et de terre, que l'humidité aidait à s'exprimer, montait de l'humus, emplissait les narines.
Philippe s'immobilisa au pied d'un grand frêne, les poings sur les hanches, la tête haute mais le cœur battant. Non loin de là, il ne savait où exactement, se dressait la cabane de Lysamour. À cet instant même, Lysamour ou ceux de sa race qui la renseignaient étaient peut-être en train de l'observer, cachés dans les buissons.
Qu'ils se montrent ! songea-t-il en caressant le manche de sa masse d'armes. Il avait cessé depuis beau temps de la porter en permanence, mais il lui arrivait de la reprendre quand il avait besoin de se rassurer.
Souvent, arrivé à l'âge adulte, il avait songé à retrouver l'endroit où il avait failli être immolé. Il lui eût suffi de suivre le fil de l'eau. Retrouver la cabane pour la brûler, son occupante pour la tuer. Il n'avait plus quatorze ans. Un seul coup de masse sur cette jolie tête blonde, et tous les maléfices du monde ne fussent parvenus à la réparer.
Il n'avait jamais osé. En partie parce qu'il sentait que ce serait inutile : si elle s'estimait menacée, la créature immonde ne l'approcherait pas, voire ne se montrerait pas. Même s'il organisait une battue, en supposant qu'il pût partager son secret avec qui que ce fût, Lysamour n'aurait qu'à rester dans la rivière pour échapper aux recherches. En partie pour cela… mais aussi parce que l'idée de la revoir le paralysait. Aurait-il seulement la force et le courage de lever sa masse ? Bien des fois, il avait vécu la scène dans ses cauchemars – et cauchemars ils étaient car la masse ne s'y levait jamais.
Affronter Lysamour en personne, donc, il n'y songeait pas. La railler, en revanche, venir épouser au seuil
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