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Le roi d'août

Le roi d'août

Titel: Le roi d'août Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Pagel
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question d'amour : sa nourrice l'avait aimée, ses frères et sœurs, ses camarades, ses professeurs, l'abbé d'Aebelholt l'avaient aimée… Peut-être même Philippe, pendant un instant. À tous ceux qui l'avaient connue, elle avait inspiré de tendres sentiments – et ce n'était pas la petite Ingeborg, morte au berceau, qui avait fait cela, c'était elle. Elle, la fille des pierres et de la terre.
    Petit à petit, elle en vint à se convaincre que si tous ces gens puissants et doctes, doctes et pieux, la croyaient digne de leur amour, elle l'était. Que si tous ces gens voyaient en elle Ingeborg, princesse danoise, ou Isambour, reine de France, elle l'était également. Qu'importait qu'il y en eût eu une autre pendant une journée ? Et que lui importaient, à elle, ces géniteurs qui l'avaient abandonnée ? Ils avaient agi ainsi parce qu'ils croyaient contribuer à la survie de leur race, on pouvait voir en ce geste un sacrifice plutôt qu'un crime, mais ils l'avaient tout de même abandonnée sans lui demander si elle n'eût pas préféré vivre plusieurs siècles au milieu de ses chères pierres. Le roi du peuple avait très habilement omis de lui dire comment ils s'appelaient : si elle l'avait su, elle eût tenté de mettre des visages, des personnalités derrière les noms, elle eût peut-être rêvé de les retrouver pour les embrasser ou les insulter. Ainsi, ils demeuraient des notions abstraites qu'il lui était aisé d'oublier. Elle possédait les souvenirs d'Isambour, elle avait vécu la vie d'Isambour, donc elle était Isambour de plein droit. Du droit que lui donnaient ses chagrins et ses joies des vingt dernières années – et le fait qu'on les lui eût imposés.
    Arrivée à cette conclusion, elle déverrouilla sa porte et recommença de se montrer à l'extérieur, reprit ses promenades dans le cloître. Puisqu'elle n'était pas un monstre et qu'elle ne se rendait coupable d'aucune imposture, elle n'avait pas honte du regard des autres.
    Le souvenir de celui de Philippe, en outre, ne la mettait plus mal à l'aise. Elle savait désormais que ce n'était pas le roi de France qui l'avait repoussée, qui avait failli l'étrangler, mais un adolescent de quatorze ans aux prises avec une furie.
    Isambour lui pardonnait sans aucune peine le mal qu'il lui faisait. Il lui suffisait d'imaginer la situation renversée pour comprendre ce qu'il ressentait : violée à l'aube de sa vie de femme, ne fût-elle pas morte plutôt que de se donner à un sosie du violeur ?
    Comme elle n'était pas aussi parfaite que voulait bien le dire son ami Étienne de Tournai, toutefois, elle conservait en elle de la colère, et cette colère avait besoin d'un objet : si elle avait tenu Lysamour à sa merci, elle ne l'eût sans doute pas tuée de ses mains, car elle se sentait incapable de tuer, mais elle l'eût volontiers giflée avant de la jeter dans un cachot très sec pour quelques années. C'était la première fois qu'elle détestait, elle ne détestait pas à moitié, et elle n'aimait pas cela du tout.
    Elle implora Dieu de la débarrasser de ce sentiment qui la choquait et lui faisait infiniment plus de mal qu'à celle qu'il visait.
    Car elle ne cessa jamais de prier. Elle était ainsi faite : l'idée qu'aucune autorité souveraine ne régnât sur le monde lui paraissait aussi inadmissible que celle de marcher sur les nuages. La nature n'avait eu besoin d'aucun dieu pour les créer, avait dit le roi… Qu'en savait-il ? La nature avait créé leur corps, oui, tout comme celui des humains, mais qui les avait animés ? Et qui donc avait créé la nature ? Que le Tout-Puissant eût choisi de se révéler à une des deux races qui se partageaient la Terre et non à l'autre avait de quoi surprendre ; cependant, ses voies n'étaient-elles pas impénétrables ? Et pouvait-on envisager qu'il accordât la vie éternelle à l'une tout en laissant l'autre retourner au néant ? Non. Pas le Dieu qu'elle connaissait, pas le père de Jésus Christ. Autant qu'inexistant, le croire injuste était impossible, Persuadée envers et contre tout d'avoir une âme destinée au Paradis ou à l'Enfer, ou à ce rassurant Purgatoire dont on avait récemment découvert l'existence, Isambour ne pria donc qu'avec plus de ferveur.
    Avant de connaître sa nature, elle hésitait à se prosterner vraiment devant l'autel : le contact des dalles lui était un tel réconfort qu'elle se fût jugée perverse de le rechercher. À présent,

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