Le Roi de l'hiver
que tu n’aies le goût des vers interminables sur la splendeur
du clair de lune dans les roseaux ? »
Je me levai et
frappai la table avec l’un de ces couteaux spéciaux que le roi Ban offrait à
ses hôtes. Ceux-ci m’observaient maintenant avec circonspection. « J’ai
des excuses à présenter, fis-je, à vous tous, certes, mais aussi à mon seigneur
Lancelot. Un aussi grand guerrier que lui méritait un meilleur compagnon de
souper. Maintenant, pardonnez-moi, j’ai besoin de dormir. »
Lancelot ne
répondit pas. Le roi Ban sourit, la reine Elaine fit la moue et Galahad me
conduisit au pas de course à l’endroit où m’attendaient mes habits et mes
armes, puis sur le quai éclairé à la torche où un bateau attendait de nous
conduire sur la côte. Toujours vêtu de sa toge, Galahad portait un sac qu’il
balança sur le pont, où il retomba avec un cliquetis métallique.
« Qu’est-ce ?
— Mes
armes et mon armure. » Il coupa l’amarre, puis sauta à bord. « Je
viens avec toi. »
Le bateau
glissa du quai sous une voile sombre. L’eau se rida à la proue et clapota
doucement le long de la côte lorsque nous entrâmes dans la baie. Galahad se
débarrassait de sa toge, qu’il lança au matelot, avant de passer son
accoutrement de guerrier, tandis que je me retournais vers le palais sur la
colline. Il était suspendu dans le ciel comme un vaisseau céleste voguant dans
les nuages, ou peut-être comme une étoile descendue sur terre ; un refuge
où régnaient un roi juste et une belle reine, où les poètes chantaient et où
des vieillards pouvaient étudier l’envergure des anges. Elle était si belle,
Ynys Trebes, si extraordinairement belle.
Et, à moins
que nous parvenions à la sauver, absolument condamnée.
*
Nous nous
battîmes deux ans. Deux ans contre tout espoir. Deux ans de splendeur et de
bassesses. Deux ans de carnage et de banquets, d’épées brisées et de boucliers
fracassés, de victoires et de déroutes, et tout au long de ces mois et de ces
batailles exténuantes, alors que des braves mouraient étouffés par leur propre
sang et que des hommes ordinaires accomplissaient des prouesses qu’ils
n’auraient jamais crues possibles, pas une fois je ne vis Lancelot. Les poètes
n’en racontèrent pas moins qu’il était le héros de Benoïc, le plus parfait des
guerriers, le combattant d’entre les combattants. Les poètes dirent que la
défense de Benoïc fut l’œuvre de Lancelot, non la mienne, ni celle de Galahad
ou de Culhwch, mais celle de Lancelot. Mais Lancelot passa la guerre au lit,
priant sa mère de lui porter du vin et du miel.
Non, pas
toujours au lit. Il lui arriva de se battre, mais toujours à un mille derrière
les lignes afin de pouvoir regagner Ynys Trebes avec ses nouvelles de victoire.
Il savait déchirer un manteau, ébrécher une épée, ébouriffer ses cheveux huilés
et même se taillader la figure de manière à rentrer chez lui d’un pas
chancelant en se donnant des airs de héros. Sa mère chargeait alors les fili de composer un nouveau chant que camelots et matelots portaient en Bretagne, en
sorte que jusque dans la lointaine Rheged, au nord d’Elmet, chacun prenait
Lancelot pour le nouvel Arthur. Les Saxons redoutaient sa venue, tandis
qu’Arthur lui fit porter en cadeau un ceinturon brodé orné d’une boucle
richement émaillée.
« Tu
voudrais que la vie soit juste ? me demanda Culhwch quand je déplorai ce
geste.
— Non,
Seigneur.
— Alors
n’use pas ta salive avec Lancelot », trancha Culhwch. Il commandait la
cavalerie restée en Armorique lorsque Arthur était parti pour la Bretagne, et
il était aussi un cousin d’Arthur, même s’il ne ressemblait en rien à mon
seigneur. Culhwch était un bagarreur trapu, à la barbe aussi épaisse que ses
bras étaient longs : il ne demandait rien à la vie, sinon une abondance
d’ennemis, de boisson et de femmes. Arthur lui avait confié le commandement de
trente hommes et de trente chevaux, mais tous les chevaux étaient morts et la
moitié des hommes avaient péri si bien que Culhwch se battait maintenant à
pied. Je joignis mes hommes aux siens et acceptai donc son commandement. Il
était impatient que la guerre prît fin en Benoïc afin de pouvoir à nouveau se
battre aux côtés d’Arthur. Il adorait Arthur.
Ce fut une
guerre étrange. Lorsque Arthur était en Armorique, les Francs étaient encore à
quelques lieues plus à l’est, où la terre était
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