Le Roi de l'hiver
retrouvât
seul dans la nuit, bien que, même en terrain facile, nous ne cessions de nous
apostropher à voix basse pour savoir où pouvaient bien être nos camarades.
Certains essayèrent de se raccrocher au manteau d’un ami, mais les lances se
heurtaient et les hommes trébuchaient. Je finis par arrêter tout le monde pour
former deux rangs. Chacun reçut l’ordre de suspendre son bouclier dans le dos
et de tenir la lance de l’homme qui le précédait. Cavan fermait la marche,
s’assurant que personne n’était largué, tandis que Nimue et moi marchions en
tête. Elle me tenait la main, non par affection, mais simplement parce que nous
devions rester ensemble dans la nuit noire. Lughnasa apparaissait comme un rêve
désormais, balayé non pas par le temps, mais par Nimue, qui refusait mordicus
de reconnaître que nous avions jamais été sous la charmille. Ces heures-là,
comme les mois passés sur l’île des Morts, avaient eu leur utilité et n’avaient
plus la moindre importance.
Arrivé aux
arbres, j’hésitai, puis m’engageai sur une pente raide et boueuse, dans une
obscurité si épaisse que je désespérai de jamais faire sortir mes cinquante
hommes de ces hideuses ténèbres, mais Nimue se mit alors à fredonner et la
mélodie servit de guide à mes hommes pour sortir indemnes de ce piège. Les deux
chaînes de lances se brisèrent mais, suivant la voix de Nimue, nous réussîmes
tant bien que mal à sortir des arbres pour émerger dans un pré, du côté le plus
éloigné. Je m’arrêtai là pour compter les hommes avec l’aide de Cavan tandis
que Nimue tournait autour de nous en sifflant des charmes.
Mise à mal par
la pluie et les ténèbres, mon ardeur sombra encore un peu plus. Je croyais
posséder une bonne image mentale de cette campagne, qui s’étendait juste au
nord du camp de nos hommes, mais notre progression accidentée avait effacé
cette image. Je n’avais aucune idée de l’endroit où j’étais ni de notre point
de chute. Nous avions marché vers le nord, c’est du moins ce que je croyais.
Mais sans une étoile pour me guider et sans la lune pour éclairer mon chemin,
je laissai mes craintes triompher de ma résolution.
« Qu’attends-tu ? »
me demanda Nimue d’une voix chuchotante.
Je ne dis mot,
me refusant à admettre que j’étais perdu. Ou ne voulant pas admettre,
peut-être, que j’avais la frousse.
Nimue sentit
mon désarroi et prit le commandement. « Nous avons devant nous une longue
étendue de pâturages, expliqua-t-elle à mes hommes. On y paissait les moutons,
mais ils ont retiré les troupeaux, si bien qu’il n’est ni bergers ni chiens
pour nous voir. Ça grimpe tout du long, mais c’est assez facile si nous restons
ensemble. Au-delà du pâtis, nous arrivons à un bois : c’est là que nous
attendrons l’aube. Ce n’est pas loin et ce n’est pas difficile. Je sais que
nous sommes trempés et qu’il fait froid, mais demain nous nous réchaufferons au
feu de nos ennemis. » Sa confiance paraissait inébranlable.
Je ne crois
pas que j’aurais pu guider ces hommes à travers cette nuit pluvieuse, mais
Nimue le fit. Elle prétendit que son œil unique perçait les ténèbres où nos
yeux ne voyaient rien. Peut-être disait-elle vrai, peut-être avait-elle tout
simplement une meilleure idée de ce coin de pays que moi mais, quoi qu’il en
soit, elle fit bien. La dernière heure, alors que nous gravissions le
contrefort d’une colline, la marche devint soudain plus facile : nous
étions sur les hauteurs occidentales, au-dessus de Lugg Vale, et les feux de
bivouac de nos ennemis se consumaient plus bas dans les ténèbres. J’aperçus
même la barricade de pins abattus et le chatoiement des eaux du Lugg, au-delà.
Dans la vallée, des hommes jetaient au feu des gros tronçons de bois pour
éclairer la route, au cas où des assaillants s’avanceraient depuis le sud.
Sitôt dans les
bois, on se laissa tomber sur la terre gorgée d’eau. Certains somnolèrent, de
cet assoupissement trompeur, peuplé de rêves et léger, qui ne ressemble en rien
au sommeil et qui laisse son homme froid, fatigué et endolori, mais Nimue resta
éveillée, marmonnant des charmes et discutant avec les hommes qui ne trouvaient
pas le sommeil. Ce n’étaient pas des bavardages, car Nimue n’avait pas de temps
à perdre en babillages : elle leur expliqua avec fougue pourquoi nous
combattions. Pas pour Mordred, non, mais pour une Bretagne débarrassée
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