Le Roman d'Alexandre le Grand
porte-t-il ?
demanda-t-il à voix basse.
— Philippe pense qu’il peut
s’en tirer.
— Tant mieux. Mais tu devrais
te reposer, toi aussi : tu as une mine atroce.
— Tout a été atroce, ici. Je
viens de passer les pires journées de ma vie. »
Ptolémée s’approcha de lui, comme
s’il voulait lui révéler quelque chose sans parvenir à s’y décider.
« Qu’y a-t-il ? demanda
Alexandre.
— Je… Je ne sais pas… Si
Perdiccas était mort, je ne t’aurais rien dit, mais étant donné qu’il peut
survivre, je pense que tu devrais savoir…
— Quoi ? Par les dieux,
cesse de tourner autour du pot !
— Avant de perdre conscience,
Perdiccas m’a remis une lettre.
— Pour moi ?
— Non. Pour ta sœur, la reine
d’Épire, dont il a été l’amant. Il lui demande de ne pas l’oublier. Je… Nous
plaisantions tous au sujet de cet amour, mais nous ne pensions pas que… »
Ptolémée lui tendit la lettre.
« Non, dit Alexandre. Je refuse
de la voir. Le passé est le passé : ma sœur était une jeune fille pleine
de vie, et il n’y a rien de mal, selon moi, à ce qu’elle ait désiré un homme
qui lui plaisait. Désormais, elle a abandonné son adolescence et vit dans la
joie auprès d’un époux dont elle est amoureuse. Quant à Perdiccas, je ne peux
certainement pas lui reprocher d’avoir voulu consacrer ses dernières pensées à
la femme qu’il aime.
— Que dois-je donc faire de
cette missive ?
— Brûle-la. Mais s’il t’en
parle, dis-lui que tu l’as directement remise à Cléopâtre. »
Ptolémée s’approcha d’une lanterne
et avança la feuille de papyrus qu’il tenait à la main au-dessus de la flamme.
Les mots d’amour de Perdiccas se consumèrent dans le feu et s’évanouirent dans
l’air.
L’impitoyable punition de Thèbes
sema l’horreur dans toute la Grèce : c’était la première fois, depuis
plusieurs générations, qu’une cité aussi illustre, aux racines si profondes
qu’elles se perdaient dans les mythes des origines, était balayée de la surface
de la terre. Le désespoir des quelques survivants s’étendit à tous les Grecs,
qui assimilaient leur patrie à la cité qui leur avait donné le jour, avec ses
sanctuaires, ses sources, ses places, où tous les souvenirs étaient jalousement
conservés.
La cité représentait tout pour les
Grecs : à chaque coin de rue se trouvait une image, une vieille idole
rongée par le temps, qui était reliée d’une façon ou d’une autre à un mythe, à
un événement appartenant à leur patrimoine commun. Chaque source avait une
rumeur particulière, chaque arbre sa propre voix, chaque pierre son histoire. Partout,
on pouvait distinguer les traces des dieux, des héros, des ancêtres, partout on
vénérait leurs reliques et leurs effigies.
La perte de la ville avait donné aux
Grecs le sentiment d’avoir perdu leur âme, d’être morts avant de descendre au
tombeau, d’être devenus aveugles après avoir profité de la lumière du soleil et
des couleurs de la terre, d’être devenus inférieurs aux esclaves, à qui il
arrive d’oublier leur passé.
Les réfugiés thébains qui parvinrent
à rejoindre Athènes furent les premiers à apporter la nouvelle, et la ville
sombra dans la consternation. Les représentants du peuple envoyèrent partout
des hérauts pour convoquer l’assemblée, car ils voulaient que les gens
entendent le compte rendu des événements de la voix même des témoins, et non
par le biais des racontars.
Quand la vérité apparut clairement
aux Athéniens dans tout ce qu’elle avait de terrible et de dramatique, on vit
se lever un vieil amiral de la marine de guerre, du nom de Phocion, qui avait
conduit l’expédition athénienne dans les Détroits contre la flotte de Philippe.
« Il me paraît évident que ce
qui est arrivé à Thèbes pourrait également arriver à Athènes. Nous avons trahi
notre pacte avec Philippe exactement comme l’ont fait les Thébains. Et nous les
avons armés, qui plus est. Pour quelle raison Alexandre devrait-il nous
réserver un sort plus clément ?
« Il est vrai toutefois que les
responsables de ces décisions, ceux qui ont persuadé le peuple de voter ces
mesures, qui ont incité les Thébains à défier le roi de Macédoine pour les
laisser ensuite l’affronter seuls, et qui exposent aujourd’hui leur cité à un
risque mortel, devraient considérer que le sacrifice de quelques hommes est
préférable à
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