Le Roman d'Alexandre le Grand
garçon, accompagne-la jusqu’à son ultime
demeure. » Et il s’éloigna d’un pas chaloupé vers le campement macédonien.
À l’autre extrémité, au-delà de la tente de Darius, on entendait déjà les cris
rauques des vautours et autres oiseaux de proie, qui se posaient sur l’immense
champ de mort.
Le cortège atteignit le sommet de la
colline et les fossoyeurs déposèrent leur civière sur le tumulus de pierre
qu’on avait préparé : une « tour du silence ». Ils placèrent aux
quatre coins du petit édifice quatre brûle-parfum qui exhalaient un léger nuage
bleuté d’encens, puis ils se retirèrent. Alexandre, qui était demeuré à l’écart
jusqu’à ce moment-là, s’approcha du corps de Barsine. Il était embaumé et
parfumé, ses traits n’avaient pas changé, ses yeux étaient paisiblement clos
dans l’expression du sommeil. On avait revêtu la jeune femme d’une robe blanche
et d’une petite étole bleue, on avait ceint son front d’une couronne de fleurs
jaunes, cueillies dans le désert. Seul devant elle, Alexandre fut envahi par
ses souvenirs. Il revoyait son sourire et ses larmes, il ressentait la chaleur
de ses caresses et de ses baisers, il lui paraissait impossible que tout fût
terminé et que ce corps si beau, privé de souffle vital, fût destiné à être
détruit. Il ôta le diadème d’or qui ceignait son front et le posa entre les
mains de sa maîtresse, puis il l’embrassa une dernière fois et prit congé
d’elle : « Adieu, mon amour. Je ne t’oublierai jamais. »
Dans cette solitude extrême, dans le
silence qui avait succédé au vacarme de la gigantesque bataille, le souvenir de
sa voix fragile, des formes tant aimées et désormais perdues, le remplissait
d’effroi, lui communiquait une peur infantile des ténèbres.
Il fut envahi par la souffrance et
la mélancolie et tomba à genoux en pleurant, la tête appuyée sur les pierres du
tumulus, invoquant plusieurs fois le nom de sa bien-aimée. Puis il se releva,
les yeux rivés sur elle. En la voyant si belle, il ne put supporter l’idée que
ce corps allait être déchiqueté par les chiens sauvages et les oiseaux de
proie. Il regagna le camp et ordonna à Eumène de faire dresser un sanctuaire
funéraire de pierres carrées pour conserver la dépouille de sa bien-aimée. Et
il n’accepta de se remettre en marche qu’après l’avoir vu achevé.
16
Ils reprirent leur route après avoir donné une sépulture aux soldats
grecs et macédoniens tombés sur le champ de bataille, car il n’y avait pas
assez de bois pour élever des bûchers. La chaleur étouffante et le grand nombre
de cadavres perses en décomposition dans la plaine infectaient l’air, et
certains guerriers avaient contracté des fièvres mystérieuses auxquelles il n’y
avait aucun remède.
Ils atteignirent une nouvelle fois
le gué du Tigre et passèrent sur la rive occidentale du fleuve, d’où ils
amorcèrent leur descente sur Babylone.
À la quatrième étape, tandis qu’ils
traversaient une région dénommée Adiabène, l’un des officiers qui composaient
l’escorte de Mazéos alla trouver Alexandre pour lui annoncer qu’il allait
assister à un phénomène extraordinaire : une source de naphte !
« De naphte ? »,
demanda le roi. Et il se souvint d’Aristote brûlant à Miéza du naphte qu’on lui
avait envoyé d’Asie dans un flacon : il n’avait jamais oublié la fumée
dense et l’odeur répugnante que cette combustion dégageait. Il se souvint aussi
du brûlot que les habitants de Tyr avaient jeté, de nuit, contre ses machines
de siège, diffusant une puanteur qui imprégnait encore l’air le lendemain. Il
s’achemina donc derrière l’officier, qui le conduisit au fond d’une dépression
du terrain, où un feu ne cessait de brûler en libérant une colonne de fumée
dense. Tout autour s’étendait une vaste mare, noire et huileuse, pareille à un
marais aux étranges reflets irisés dont émanait une terrible odeur. Callisthène
était déjà sur place, il remplissait de ce liquide quelques flacons de verre.
« Je souhaite en envoyer une
certaine quantité à mon oncle Aristote pour ses expériences.
— Mais qu’est-ce donc ?
l’interrogea Alexandre.
— C’est difficile à dire :
son goût est des plus ignobles, tout comme son odeur et son aspect. Il s’agit
peut-être d’une sorte d’humeur, comme un exsudat engendré par cette terre sous
les rayons argentés du soleil.
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