Le Roman d'Alexandre le Grand
été
ébouillantés.
« De l’huile, expliqua l’un
d’entre eux en sentant le regard d’Alexandre posé sur sa silhouette estropiée
et torturée.
— Qui es-tu ? l’interrogea
le roi.
— Ératosthène de Méthône,
hêgemôn, troisième compagnie, huitième bataillon, spartiate.
— Spartiate ? Mais… quel
âge as-tu ?
— Cinquante-huit ans, hêgemôn.
J’ai été capturé par les Perses au cours de la seconde campagne du roi
Agésilas, alors que j’avais vingt-sept ans. Sachant que les guerriers spartes
préfèrent se faire tuer plutôt qu’accepter la prison, ils m’ont alors coupé le
pied. »
Eumène secoua la tête. « Les
temps ont changé, mon ami.
— J’ai tenté toutefois de me
suicider. C’est alors que mon maître m’a ébouillanté avec de l’huile. Je me
suis donc résigné : j’ai accepté cette amère prison, mais quand j’ai
entendu dire qu’Alexandre arrivait…
— Nous sommes venus le voir,
intervint un autre en montrant ses deux bras coupés juste au-dessous du coude.
— Pourquoi ces
mutilations ?, demanda le roi, la voix tremblante de colère et d’émotion.
— Je servais dans la marine
athénienne pendant la guerre des satrapes, je m’étais embarqué comme rameur sur
la Chrysea, une magnifique trière, flambant neuve. Nous sommes tombés dans une
embuscade et j’ai été capturé. Ils ont dit que je ne ramerais plus jamais sur
un bateau athénien. »
Alexandre remarqua un homme dont les
orbites étaient aussi vides et sèches que celles d’un squelette.
« Que t’ont-ils fait ?
l’interrogea-t-il.
— Ils m’ont découpé les
paupières, ont recouvert mes yeux de miel et m’ont attaché sur le sol près
d’une fourmilière. Je servais moi aussi dans la marine athénienne : ils
voulaient savoir où s’était caché le reste de la flotte, mais j’ai refusé de le
révéler et… » D’autres malheureux s’avançaient, exhibant leurs
mutilations, leurs misères, leurs cheveux blancs, leurs crânes nus et leurs
mains dévorées par la gale.
« Hêgemôn, répéta le Spartiate,
dis-nous où se trouve Alexandre afin que nous puissions lui rendre grâce et le
remercier de nous avoir libérés. Nous témoignons tous du prix que les Grecs ont
payé au cours des années dans la lutte contre les barbares.
— C’est moi, Alexandre,
répondit le roi, blême de colère, et je suis venu vous venger. »
22
Il se retourna et appela ses compagnons à grands cris :
« Ptolémée !
Héphestion ! Perdiccas !
— À tes ordres, sire !
— Encerclez le palais royal, le
trésor et le harem, et que personne n’y entre !
— Il sera fait selon tes
ordres », répondirent-ils, et ils partirent au galop à la tête de leurs
détachements.
« Léonnatos !
Lysimaque ! Philotas ! Séleucos !
— À tes ordres, sire ! »
Alexandre leur indiqua la superbe
ville qui s’étalait devant eux sur la colline, scintillant d’or, de bronze et
d’émaux.
« Prenez l’armée et
conduisez-la à l’intérieur : Persépolis vous appartient, faites-en ce que
vous voulez ! »
Il se tourna vers les hétairoï qui
se tenaient immobiles sur leurs chevaux. « Avez-vous compris ce que j’ai
dit ? Persépolis vous appartient ! Qu’est-ce que vous attendez ?
Prenez-la ! »
Un cri monta des rangs et les
escadrons de la cavalerie s’élancèrent au grand galop vers la capitale, qui
s’apprêtait à leur ouvrir ses portes. Ils bousculèrent les quelques délégués
qu’Aboulitès avait envoyés pour les accueillir, et firent irruption dans la
ville la plus riche et la plus grande du monde, avec la fureur d’un troupeau de
taureaux sauvages.
Eumène jeta vers Alexandre un regard
de stupéfaction. « Tu ne peux pas donner un ordre de ce genre, dieux du
ciel, non ! Rappelle-les, rappelle-les tant qu’il en est encore
temps. »
Callisthène s’approcha à son
tour : « Bien sûr qu’il le peut et il l’a déjà fait,
hélas ! »
Les Grecs qui étaient venus le voir
reculèrent d’un air gêné comme s’ils comprenaient qu’ils avaient
involontairement provoqué un désastre aux proportions démesurées. Remarquant
leur effroi, le souverain ordonna à Eumène : « Fais donner trois
mille drachmes d’argent ainsi qu’un sauf-conduit à ceux d’entre eux qui
désirent rentrer pour embrasser leur famille. Les autres recevront une maison,
des domestiques, des champs et du bétail en abondance. Veille à
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