Le Roman d'Alexandre le Grand
même être… »
Un lourd silence s’abattit sous la
tente du conseil, et l’on n’entendit plus que le murmure inquiétant du vent sur
le haut plateau et le claquement de l’étendard royal contre sa hampe. Philotas
s’était caché le visage derrière ses mains, et, ne sachant plus que dire,
Héphestion avait les yeux rivés sur le sol. Séleucos et Ptolémée échangeaient
des regards angoissés en cherchant les mots qui auraient permis de briser cette
tension insupportable. Péritas, qui s’était lové aux pieds d’Alexandre, dressa
la tête vers son maître en jappant. On aurait dit qu’il devinait ses pensées.
Alexandre le caressa avant de se
lever. « Je suis sincèrement désolé pour Nicanor, dit-il, mais je dois
savoir si je peux compter sur vous. »
Cratère dévisagea ses amis et se
leva à son tour. Il lui dit en s’approchant : « Comment peux-tu en
douter ? Ne t’avons-nous pas toujours épaulé ? N’avons-nous pas
toujours combattu sans épargner nos forces, n’avons-nous pas reçu toutes sortes
de blessures ? Nous voulons seulement savoir ce que tu exiges de nous,
mais surtout ce que tu exiges des hommes qui t’ont suivi.
— Je veux que vous me
compreniez, répondit Alexandre, car je n’ai pas changé. Ce que je fais doit
être fait.
— Puis-je parler ? lui
demanda alors Léonnatos.
— Bien sûr.
— Les hommes ont peur que tu
deviennes une sorte de Grand Roi, que tu les obliges à adopter les manières
perses, et que tu obliges les Perses à adopter les leurs.
— Si j’avais voulu ressembler
au Grand Roi, crois-tu que j’aurais brûlé le palais de Persépolis et la salle
du trône ? Demain, nous reprendrons notre marche : Eumolpos de Soles
m’a appris que Satibarzanès se trouve à Artacoana. Nous partirons à l’aube.
Ceux qui n’en ont pas le courage peuvent rebrousser chemin et emmener leurs
hommes.
— Voyons, Alexandre,
nous… », tenta de rétorquer Léonnatos. Mais le roi sortit.
Philotas releva la tête et dit à ses
compagnons : « Il n’a pas le droit de nous traiter de la sorte. Non,
il n’en a pas le droit. »
Quand Alexandre pénétra sous sa
tente, un peu plus tard, il trouva Eumolpos de Soles qui l’y attendait.
« As-tu d’autres nouvelles de
Satibarzanès ? l’interrogea-t-il en s’asseyant.
— Il se prépare au combat, mais
ses troupes sont démoralisées : à mon avis, elles ne t’opposeront guère de
résistance. Comment le conseil s’est-il passé ? »
Alexandre haussa les épaules.
« Ne sois pas fâché. Tes
compagnons doivent seulement s’habituer à la nouveauté. Ces gens-là sont
farouchement attachés à leurs traditions. Si tu veux mon opinion, ils sont
également jaloux : ils ont peur que tu ne t’éloignes d’eux et que tu ne
leur accordes plus ta confiance.
— Tu as l’air de bien les
connaître.
— Oui, assez.
— Que veux-tu dire par
là ?
— Eh bien, quand j’ai repris du
service auprès de toi, après la bataille d’Issos, je me suis également occupé
de tes amis. D’après toi, qui a pu leur fournir des maîtresses ?
— Toi ? Mais je ne…
— Ah, bêtises ! Il est
inutile de faire ce métier quand on refuse de le faire à fond. Et puis, les
histoires d’alcôve sont ma spécialité. Les hommes sont plus enclins aux
confidences une fois qu’ils ont baisé, le savais-tu ? N’est-ce pas
étrange ?
— Arrête.
— Et les filles me racontaient
tout.
— Mes amis ne me trahiraient
jamais.
— Peut-être pas. Mais certains
d’entre eux pourraient être particulièrement exposés à ce genre de tentations.
Je pense à Philotas, le commandant en chef de ta cavalerie, dont la charge est
fort délicate. »
Soudain, Alexandre se fit plus
attentif. « Que sais-tu de Philotas ?
— Pas grand-chose. Mais il
avait l’habitude, il n’y a pas si longtemps, d’affirmer que tu étais un
adolescent prétentieux, que tu n’aurais jamais gagné la moindre bataille sans
son appui et celui de son père, et que tu étais injuste à leur égard.
— Pourquoi as-tu autant attendu
pour me le dire ?
— Parce que tu n’aurais pas
voulu m’entendre.
— Et pourquoi devrais-je le
faire à présent ?
— Parce que tu es en danger. Tu
t’apprêtes à traverser des lieux complètement inconnus, à affronter des
populations sauvages. Il faut que tu saches sur qui tu peux compter, ou non.
Garde-toi également de ton cousin Amyntas.
— Je l’ai fait
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