Le Roman d'Alexandre le Grand
surveiller
discrètement depuis son arrestation en Anatolie. Il s’est toujours montré
courageux et loyal envers moi.
— Justement. Un prince loyal et
courageux. Si tu devais perdre les faveurs de tes hommes, vers qui se
tourneraient leurs regards ? »
Alexandre observa Eumolpos sans mot
dire. C’est donc l’espion qui formula la réponse que ses yeux
traduisaient : « Vers le dernier représentant de la maison des
Argéades. J’espère que les dieux t’offriront un sommeil serein. Bonne
nuit. »
Il se leva, salua le roi d’un signe
de la tête et s’éloigna vers son logement après s’être assuré que Péritas ne le
suivait pas.
34
L’Asie intérieure s’ouvrait devant l’armée d’Alexandre, avec ses
paysages âpres et désolés, ses amas de pierres qui brûlaient sous un soleil à
pic, royaume des scorpions et des serpents. Quelques buissons épineux
parsemaient le fond de torrents asséchés, et les fleuves qui n’étaient pas
taris mouraient en des étangs fangeux, bordés par de vastes étendues de sel.
Pendant des journées entières, les soldats marchaient en silence sans trouver
la fraîcheur d’une ombre ni le soulagement d’un souffle de vent.
Le ciel également était vide et
brûlant, aussi aveuglant qu’un bouclier de bronze, et si l’on y distinguait
parfois un lent battement d’ailes, il appartenait toujours, ou presque, à des
charognards, attirés par les bêtes de somme qui s’étaient perdues, ou que la
mort avait figées au milieu du désert de pierres.
Le voyage vers l’oasis d’Ammon avait
été pénible, mais pas aussi angoissant : là, les dunes étaient d’une
beauté majestueuse, avec leurs crêtes effilées, leurs contrastes violents,
leurs formes pures et changeantes, sculptées par le vent. Elles évoquaient un
océan doré, que le geste d’un dieu eût immobilisé, faisant de lui le théâtre
grandiose et solennel d’une épiphanie imminente.
Ce paysage, en revanche, n’inspirait
que des pensées de mort, d’une solitude vide, d’une désolation permanente, et
semait dans le cœur des hommes une profonde nostalgie, un désir poignant de
retour. Aucun but, aucune idée ne pouvant justifier à leurs yeux ces journées
d’efforts intenses, ils avançaient avec une réticence croissante dans cette
immensité privée de points de repère, même si les guides indigènes, à
l’incompréhensible assurance, semblaient apercevoir une destination au-delà de
l’horizon évanescent.
L’époque de leurs glorieuses
entreprises s’éloignait inexorablement et nombre de soldats regrettaient déjà
d’avoir répondu avec élan aux appels de leur roi. Ils se demandaient ce
qu’Alexandre cherchait dans des lieux si éloignés de la mer, sur des terres
misérables qui nourrissaient à grand-peine quelques villages aux masures en
briques crues, couvertes d’excréments de chameaux et de moutons. Puis, le
paysage changea progressivement, l’air se rafraîchit et l’on vit apparaître des
hauteurs que la pluie arrosait parfois, les nappant d’un voile verdoyant,
alimentant ici et là un arbre solitaire, des troupeaux de petits chevaux ou de
dromadaires poilus. On s’approchait d’une vallée traversée par un fleuve, puis
des rives d’un vaste lac, dans les eaux duquel on vit enfin se refléter les
murs et les tours d’Artacoana, la capitale des Aryens, la forteresse de
Satibarzanès.
L’armée n’avait pas encore eu le
temps de se déployer quand les portes de la forteresse s’ouvrirent. Un escadron
de cavaliers s’élança vers elle en poussant de grands cris et en soulevant un
nuage de poussière rouge, qui s’étendit bientôt sur la plaine. Philotas et
Cratère ordonnèrent aux trompettes d’emboucher leurs instruments, les hétairoï
éperonnèrent leurs chevaux fatigués, et la bataille commença. Assaillis par des
troupes fraîches et reposées, les Macédoniens furent obligés de reculer, mais
ils luttèrent valeureusement dans l’attente des renforts que les trompettes ne
cessaient d’appeler.
Alexandre leur envoya les soldats
perses qui se trouvaient à l’arrière-garde, auprès des chars et du cortège de
femmes et de courtisans. Ils disposaient de chevaux parthes, plus résistants à
la chaleur et aux efforts que ceux des Macédoniens. Désireux de se distinguer
devant leur roi, les guerriers mèdes et hyrcaniens, ainsi que les survivants de
la garde des Immortels, percèrent les lignes ennemis, ouvrant des brèches
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