Le Roman d'Alexandre le Grand
pénibles, la pluie et le soleil, la faim et la soif…
— Et pourtant, il est au plus
mal.
— Depuis quand ?
— Depuis notre arrivée à
Persépolis.
— Où est-il à présent ?
— Dans la demeure que tu lui as
attribuée.
— Conduis-moi auprès de lui
sans tarder.
— Comme tu le veux. Suis-moi.
— Où vas-tu, Alexandre ?
lui demanda Roxane d’un air inquiet.
— Je vais rendre visite à un
ami qui souffre, mon amour. »
Ils traversèrent la ville, sur laquelle
tombaient lourdement les ombres du soir, et parvinrent à une belle demeure
entourée d’un portique, la résidence d’un noble perse tombé à Gaugamèle,
qu’Alexandre avait assignée à Calanos afin qu’il puisse y vivre confortablement
après les privations subies au cours de l’expédition.
Le roi pénétra dans la maison en
compagnie d’Aristandre. Les deux hommes parcoururent des couloirs silencieux,
qui les conduisirent à une pièce tout juste éclairée par les dernières lueurs
du jour. Calanos gisait sur une natte posée sur le sol. Il avait les yeux
fermés et était d’une maigreur impressionnante.
« Kalané… », murmura le
roi.
L’homme ouvrit les yeux, ses yeux
noirs, immenses et fébriles. « Je suis malade, Alexandre.
— Je ne peux croire à ces
paroles, maître, moi qui t’ai vu traverser toutes sortes d’épreuves sans que tu
éprouves la moindre douleur.
— Je souffre à présent. Et
cette souffrance est insupportable. »
Alexandre se tourna vers son devin,
qui avait le visage renfrogné.
« Quelle souffrance ?
demanda-t-il à Calanos. Dis-le-moi afin que je puisse t’aider.
— La souffrance de l’âme, la
plus aiguë qui soit, pour laquelle il n’existe aucun remède.
— Mais quelle en est la
raison ? N’as-tu pas parcouru le chemin qui mène à
l’imperturbabilité ? »
Calanos plongea son regard dans
celui d’Aristandre, un regard sombre et complice. Il reprit la parole à
grand-peine : « Si. Jusqu’à ce que je fasse ta connaissance, jusqu’à
ce que je voie en toi la puissance de l’Océan sous la tempête, la force sauvage
du tigre, la majesté des montagnes enneigées qui soutiennent le ciel. J’ai
voulu te connaître, et connaître ton monde. J’ai voulu te sauver au moment où
ta fureur aveugle t’avait mené à la destruction. Mais je savais ce que je
ferais en cas d’échec. J’ai passé un pacte avec moi-même. Je t’ai aimé,
Alexandre, comme tous ceux qui ont vécu à ton contact, et j’ai voulu te suivre
pour te protéger contre ton instinct inconscient, pour t’enseigner une sagesse
différente de celle que possèdent les sages qui l’ont instruit, et les guerriers
qui ont fait de toi un instrument de destruction invincible. Mais ton tantra ne
peut être fléchi, je le sais à présent. Je vois ce qui te menace, je vois ce
qui est imminent. » Il leva les yeux et échangea un regard avec
Aristandre. « Voilà ce qui augmente ma souffrance. Si je vivais assez
longtemps pour voir cette menace se réaliser la souffrance m’empêcherait à
jamais de rejoindre l’extrême imperturbabilité, de dissoudre mon âme dans
l’infini. Tu ne le veux pas, Alexandre, tu ne le veux pas, n’est-ce pas ? »
Alexandre lui prit la main.
« Non, répondit-il d’une voix brisée par l’émotion. Je ne le veux pas,
Kalané. Mais, s’il te plaît, parle-moi de cette terrible menace.
— J’ignore ce dont il s’agit.
Je la sens, c’est tout. Et je ne peux le supporter. Permets-moi de mourir ainsi
que j’ai juré de le faire. »
Le roi déposa un baiser sur la main
squelettique du grand savant, puis il se tourna vers Aristandre et lui
dit : « Recueille ses dernières volontés et transmets-les à Ptolémée
afin qu’il les fasse exécuter. Je, je… ne peux pas… »
Et il sortit en pleurant.
Le jour dit, Ptolémée effectua ce
qu’on lui avait demandé et c’est ainsi que commença le dernier voyage de
Calanos vers l’imperturbabilité infinie.
Le compagnon d’Alexandre fit élever
un bûcher funéraire de dix coudées de hauteur et treize de largeur. Il déploya
cinq mille pézétairoï revêtus de leurs armures de parade le long de la voie
d’accès, et ordonna à un cortège d’enfants d’y jeter des pétales de roses.
C’est alors que Calanos se présenta. Il était si faible qu’il ne pouvait plus
marcher : quatre hommes le portaient sur une civière. Des couronnes de
fleurs ornaient son cou, selon la coutume
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