Le sac du palais d'ete
où il s’apprêtait à lui glisser quelques mots dans le creux de l’oreille, elle l’entraîna à nouveau dans le jardin.
— Ne crois-tu pas que cet argent doit servir à ce à quoi ta mère le destinait ?
La jeune femme se raidit légèrement, respira un grand coup et annonça à son père d’un ton ferme, comme si elle avait fermé la porte par avance à toutes les tentatives de Nash pour la ramener en Angleterre :
— Ma vie est en Chine. Le père de mon enfant est chinois. Si je quitte ce pays, mon fils ne connaîtra jamais son père…
— Où est-il ?
— Si je le savais… soupira-t-elle avant de se mettre à sangloter. La Pierre de Lune a été enlevé sous mes yeux par des pirates sur la Rivière des Perles. C’était il y a six ans…
— Je suis sûr que tu le retrouveras !
— Vraiment ? lâcha-t-elle avec des mines de petite fille émerveillée écoutant une histoire dont elle sait par avance qu’elle se termine forcément bien.
— Tu peux me croire !
Ce propos était-il destiné à lui faire plaisir ou bien reflétait-il une certitude dont son père se sentait mystérieusement habité ? En tout état de cause, il lui faisait du bien.
C’est alors qu’elle sentit, juste derrière elle, la présence d’un intrus. Elle se retourna vivement. C’était Antoine Vuibert, sourire aux lèvres, qui la trouvait aussi désirable que la première fois où il l’avait vue chez le consul Elliott.
La façon dont le Français les avait rejoints sur la pelouse, au mépris de toute discrétion, irrita la jeune femme.
— Mademoiselle Clearstone ?
Elle se raidit.
— Oui, monsieur Vuibert ?
Il sortit un petit mouchoir de dentelle et s’épongea le front. Le trac. À cet instant précis et quoiqu’il en brûlât d’envie, lui proposer de l’épouser en précisant qu’il était prêt à considérer le fils qu’elle avait eu d’un autre comme le sien était incongru. Il ne voulait surtout pas d’une énième rebuffade.
— Lorsque vous viendrez à Shanghai, m’accorderez-vous enfin ce fameux dîner que vous m’avez refusé à Canton ?
Derrière le ton enjoué du Dauphinois, elle sentit comme une insistance somme toute assez proche de la supplication.
— Il faudrait déjà que je me rende à Shanghai, monsieur Vuibert… fit-elle, coupante.
Après qu’un ange fut passé, Stocklett, stupéfait et inquiet, déclara à Laura :
— Tu ne vas pas me dire que tu comptes rester à Nankin ? D’après ce qui se raconte, la disette ne va pas tarder à y sévir…
Plantant ses yeux dans ceux de son père, elle lui répondit d’une voix ferme :
— Ma place est ici, au Céleste Royaume. Dieu, par l’intermédiaire du Tianwan, a eu pitié de moi et m’a permis de trouver refuge chez les Taiping. Tant que La Pierre de Lune ne m’y aura pas rejointe, je ne bougerai pas de Nankin !
Nash, qui, voyant s’envoler ses espoirs de ramener à Londres les enfants Clearstone, avait du mal à cacher sa déception, lâcha, dans un filet de voix et tout en s’efforçant de faire bonne figure :
— Je ne peux que respecter ta volonté !
Il était temps, pour les hôtes de Laura, de prendre congé car, passé dix heures du soir, un couvre-feu rendait impossible toute circulation dans les rues de Nankin.
Lorsque son père vint la serrer dans ses bras, sur le perron de la maison d’où, à nouveau dans leur élément nocturne, les chauves-souris s’envolaient pour aller gober des insectes, quoique prise de panique à l’idée qu’il allait repartir pour Shanghai et que, peut-être, ils ne se reverraient plus, elle tint bon. Elle était décidée à demeurer fidèle à la ligne de conduite qu’elle s’était fixée et à porter dès le lendemain au bureau de l’intendant du camp des enfants les vingt-trois livres sterling que Barbara avait honteusement échangés contre sa propre chair.
Au moins serviraient-elles à améliorer l’ordinaire de ces bambins qui, déjà, manquaient de lait et de miel depuis que le prix de ces denrées avait commencé à flamber suite au blocus de l’ancienne capitale de la Chine par les impériaux…
En toute hâte, comme s’ils lui brûlaient les doigts et pour mieux oublier les cuisants souvenirs qu’ils faisaient naître, elle fourra machinalement dans la pochette de cuir ces vingt-trois vestiges de la détresse dans laquelle sa mère avait dû vivre les derniers jours de sa vie.
Demeurée seule
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