Le salut du corbeau

victime. Toujours le même rêve. C’était inévitable. Le mort, c’était lui.
    —  NOOON !
    Toujours le même. Flux et reflux de l’irréparable commis dans une sorte d’aveuglement. Panique, regrets, souffrance semblable à l’étouffement par le plomb fondu. Et son âme qui, à chaque fois, en périssait.
    Le bourreau alla s’étendre au-dessus de son propre cadavre. Il fallait le réchauffer, lui insuffler à nouveau la vie qu’il lui avait arrachée. Mais il sentit des bras rigides l’étreindre. Il rêvait. Louis était mort.
    Vaincu, il s’abandonna à des larmes intarissables, brûlantes comme des braises, et qui n’allaient cesser qu’une fois son âme éteinte.
    Au moment où il se sentit glisser vers le néant, il entendit de nouveau la voix du scribe :
    —  Louis, qu’êtes-vous en train de faire ?
    Le bourreau se redressa, confus. L’ecclésiastique s’avançait vers le chevalet, le visage toujours dissimulé par l’ombre de son capuce.
    —  Êtes-vous bien sûr d’avoir tout compris ?
    —  Quoi ?
    —  Ce rêve, vous ne l’avez jamais vu jusqu’au bout. Levez-vous. Et tenez bon.
    Sur ce, le greffier aida l’exécuteur à se remettre sur pied sans avoir à casser les bras du défunt et le fit reculer de plusieurs pas.
    —  Il… je… ne suis pas mort ?
    En effet, le Louis du chevalet se mit à remuer faiblement. Son ventre était intact. Il n’y avait plus de liens pour le retenir et il put s’asseoir. Alors seulement Louis se rendit compte qu’il s’agissait de Firmin.
    —  Ne pleure plus, mon petit roi. C’est terminé, dit une voix douce qu’il reconnut avec émotion.
    Une voix dont la musique s’était affadie avec les années. Comment avait-il pu l’oublier ? Il avait l’impression qu’une journée à peine s’était écoulée depuis qu’il l’avait entendue pour la dernière fois. Une courte journée de vingt-huit ans. C’était à la fois inconcevable et très simple. Adélie sortit de l’ombre et lui sourit.
    —  Mère, dit Louis.
    Elle était jeune, belle et radieuse. Il voulut aller vers elle, mais quelque chose l’en empêcha. Il demeura donc cloué sur place aux côtés du scribe silencieux.
    Firmin marcha dans leur direction, à travers la salle des tortures que le soleil continuait à éclairer, dérangeant un air vicié et le rendant presque tangible. L’homme était sobrement vêtu de drap non teint. Il ne portait plus aucune trace des blessures fatales qu’il avait reçues, mais ses traits étaient marqués par les stigmates indélébiles d’une grande souffrance. Il s’arrêta devant eux sans oser les regarder. Il ne bougea pas. Il ne parla pas. Ce fut le clerc qui prit la parole pour dire à Louis :
    —  Il attend après toi, mon fils.
    Louis regarda Firmin. Celui qui avait voulu l’expédier castré à sa tombe n’était qu’un petit homme malheureux et faible qui avait cherché à gagner la faveur des grands de ce monde. Louis fut saisi d’un puissant émoi. Cela ressemblait à de la fureur, et pourtant quelque chose y était d’une autre nature. Il n’eut soudain plus envie de détruire Firmin alors qu’il se trouvait en sa présence. Sa colère répandit en lui une violence féconde, créatrice. À travers elle, il fut étrangement conscient de sa totale absence de surprise. C’était comme s’il avait attendu ce moment toute sa vie et qu’il se trouvait enfin prêt à dire ce qu’il fallait dire.
    —  Allez-vous-en.
    Firmin, l’air repentant, obéit. Il s’en alla prendre la place d’Adélie dans le coin ombreux de la pièce comme si c’était la chose à faire. Après quoi, il disparut.
    Le bourreau tourna la tête vers le clerc qui restait immobile à ses côtés. Sans dire un mot, la belle femme prit l’épée de Louis. « Comment ai-je pu laisser traîner cela ? » se dit l’exécuteur qui, encore un peu étourdi, n’eut guère le loisir de s’attarder à cette imprudence. Le greffier alla s’agenouiller devant Adélie. Il baissa la tête. Elle posa le plat de l’arme d’abord sur les épaules du clerc, à trois reprises, puis lui frappa la nuque de son poing fermé. Louis reconnut la colée, ce court rituel qui faisait d’un homme un chevalier lorsque c’était un seigneur qui l’accomplissait. Pourtant, pas un instant il ne douta de la validité de cet adoubement-ci. Souriante, Adélie abaissa l’arme et la tint devant elle.
    Louis fut pris d’une sorte de vertige : quelque