Le salut du corbeau
choses.
Après une pause, il ajouta :
— J’ai toujours travaillé comme un forcené, vous le savez. C’était pour m’empêcher de trop penser. Mais là… Il releva la tête et soupira avant de conclure :
— … je me rends compte que pour la première fois de ma vie j’aspire au repos. Je vais me faire moine. Pour de bon, cette fois.
Lionel porta la main à sa petite tonsure envahie de sauvagine sous laquelle se déchaînait une tempête, et son âme angoissée s’apaisa soudain.
— Mon Dieu. Je comprends tout.
— Oui.
Louis s’était rapidement rendu compte qu’une fois ses expériences traumatiques dépassées, son échelle de valeurs s’était modifiée du tout au tout. Il se sentait investi d’une acuité nouvelle, inégalée, qui le rendait apte à faire la distinction entre ce qui était futile et ce qui importait dans la vie. Les malheurs de son passé, qui l’avaient jusque-là aveuglé de désillusion et d’amertume, lui ouvraient maintenant les yeux sur des aspects cachés du monde, des choses que le commun des mortels ne remarquait peut-être pas. Cela l’amenait à envisager un changement radical dans sa vie.
— Et Samuel qui veut se battre pour une cause qu’il ignore avoir déjà gagnée, dit Lionel.
Louis se leva et dit, alors que Lionel se levait à son tour :
— C’est la raison pour laquelle je désirais m’entretenir avec vous. Si j’accepte d’aller à sa rencontre, ce n’est pas pour cet affrontement inutile, c’est pour lui annoncer tout ce que vous venez d’entendre. Je n’aurai pas à me battre.
— Es-tu bien sûr de ta décision ?
— Tout à fait sûr. Il y a longtemps que j’aurais dû la prendre.
Ils sortirent du confessionnal et s’étreignirent. Lionel dit, d’une voix assourdie :
— Dans le fond, j’ai toujours su que nous étions destinés à finir nos jours ensemble.
Leur étreinte se prolongea jusqu’au parvis qu’ils avaient regagné sans s’en apercevoir.
Il y eut un petit bruit métallique qui sépara soudain les deux hommes. Louis recula d’un pas et baissa les yeux. Un gantelet à gadelinges* gisait à ses pieds comme une main morte. Le remplaçant de l’émissaire, qui s’était avancé à leur insu pour le jeter là, le regardait et attendait en silence. Les hommes d’armes s’étaient tus, eux aussi.
Avec lenteur, Louis se pencha et ramassa le gantelet. C’était signe qu’il acceptait de relever le défi. Il n’y avait pas d’autre solution pour qu’on lui permît de rejoindre Sam indemne. De toute façon, jamais ils ne le laisseraient partir. Les hommes d’armes l’acclamèrent et brandirent bien haut leurs vouges*, leurs guisarmes*, leurs piques et leurs alénas*. Le visage du suppléant se fendit d’un sourire narquois.
— Il t’attend dans un champ du domaine, puisqu’il te faut y aller pour revêtir ton harnois*. Vas-y à cheval si tu veux, mais seul. Nous, on a ordre de rester pour attendre le vainqueur.
Louis acquiesça, descendit les quelques marches et soupesa le gantelet avant de le remettre à son propriétaire, qui le reprit. Il attendit que le géant eût le dos tourné et qu’il se fût approché de Tonnerre pour lui lancer, toujours avec son même sourire :
— Tu ne le vaincras pas.
Le bourreau enfourcha sa monture et se retourna, pour répondre :
— Je le sais et, le plus drôle, c’est que j’en suis plutôt content.
Perplexe, l’homme fut planté là par le bourreau qui se mit en route.
Louis se pencha sur sa selle pour éviter une branche basse. Il y avait quelque chose d’angoissant dans le calme de la forêt fraîche. Cela contrastait avec la fiévreuse activité du hameau. De la fumée qui dérivait mollement entre les fûts des chênes avait fait taire les petits animaux qui peuplaient leur feuillage. Le trot de Tonnerre sur le sentier durci semblait être absorbé par ce silence pétrifié. Se sentant observé, le cavalier dégaina prudemment son damas et le plaça le long du flanc lustré du cheval, la poignée inclinée vers son talon et l’estoc* pointant le ciel, en signe de paix (82) .
Derrière lui, une branche craqua. Il se retourna. Un homme venait de quitter le couvert de la forêt et s’était mis à courir vers lui en brandissant une longue perche. Louis lança Tonnerre au galop et quitta le sentier, débusquant un second homme qu’il manqua piétiner. Tous deux se mirent à sa poursuite et en appelèrent d’autres à la rescousse.
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