Le salut du corbeau
Sam songea que le bourreau ne se fût sans doute pas même soucié d’une fracture s’il en avait eu une. Parce que Tonnerre, lui, en avait. Couché sur le flanc, ses deux pattes de devant disloquées, il roulait des yeux effarés, soufflait et appelait tristement son maître. Les lèvres du grand cheval terrassé se retroussaient en une espèce de sourire prouvant qu’il était gravement atteint.
Le colosse se traîna en hâte jusqu’à lui sans se donner la peine de se lever. Il laissa sa grande main errer le long de l’encolure encore vigoureuse. Penché au-dessus du cheval qui essayait de lever la tête, il gémit. Ses larmes tombaient sans retenue sur le pelage soyeux comme les premières gouttes dispersées d’une pluie de juillet.
« Va. Vas-y. » Tel avait été le premier ordre qu’il avait donné au cheval dans le vacarme du champ de bataille. Et Tonnerre l’avait sauvé, lui, le voleur, le mauvais cavalier. Il l’avait emmené loin du carnage et était demeuré à ses côtés lorsqu’il s’était affalé dans l’herbe drue. À présent, c’était Louis qui restait auprès de Tonnerre et c’était Tonnerre qui lui disait : « Va. Vas-y » de ses grands yeux bruns et tendres, compréhensifs à l’extrême.
— Je ne veux pas, lui dit-il à voix haute.
Il renifla avant de s’essuyer les yeux du revers de sa manche et de dégainer sa dague. Tonnerre s’ébroua. D’instinct, la main de son maître se posa sur la crinière. Elle suivit l’arête veloutée du chanfrein et s’arrêta sur les naseaux frémissants que Louis caressa de son gros pouce. Tonnerre avait toujours aimé cette petite caresse. Elle le rassurait. Le cheval s’abandonna à la main qui caressait, ainsi qu’à celle qui tenait la dague. Il s’ébroua une seconde fois, une estafilade lui traversant la gorge de part en part. Pendant une seconde, homme et bête se regardèrent l’un l’autre, yeux écarquillés devant le sang qui giclait et bouillonnait.
Louis recula, haletant. Une douleur fulgurante au poignet lui fit ouvrir la main. Sa dague s’en échappa et disparut. Il sentit sa tête exploser. Il s’écroula sur le cadavre de son cheval, inerte et à demi conscient. Les hommes de Sam l’encerclèrent. Il dut se rouler en boule contre les coups de bâton qui pleuvaient de tous côtés, interminablement. Sam, les bras croisés et un vague sourire aux lèvres, était demeuré en retrait. Louis eut le temps de l’apercevoir juste avant que l’un des bâtons ne s’abattît sur sa tête.
Et tout s’effaça de la surface du monde pour sombrer dans le néant.
Quelqu’un chassa du revers de la main un chat qui s’était lové sur lui. Ce ne devait pas être la première fois, car l’animal fut pourchassé jusqu’à l’extérieur, accompagné du tintement vantard de molettes en bronze doré qui avaient sûrement été dérobées à quelque noble de haut rang (83) . Le chat fut ensuite accueilli par des rires avinés.
Louis entrouvrit un œil. L’autre demeura scellé à cause d’un épanchement de sang qui avait collé une mèche de cheveux à son front et le long de sa joue. En dépit de cela, il eut le temps d’apercevoir les frisottis grimpants d’un chèvrefeuille entourant un linteau de porte, le sol en terre battue recouvert de vieux foin ainsi qu’un mur en pierre grossier légèrement incurvé. Ce fut ainsi qu’il put savoir qu’il se trouvait dans la vieille tour du domaine. Un de ses bras était maintenu en l’air par son propre bracelet de fer qu’on avait attaché avec un bout de chaîne à un anneau fixé au mur.
— Hé, Taillefer (84) , ça y est, il se réveille. Qu’est-ce qu’on fait ? demanda une voix rude qui, toute proche, le fit sursauter.
— Cet homme est un bourrel*. Traitons-le comme tel, déclama avec emphase une autre voix.
Louis tourna la tête, mais ne parvint à voir ni la personne à qui avait été destiné le surnom flatteur ni l’auteur de la petite rime. Une gifle venue de nulle part lui fit se cogner la tête contre le mur. Un peu sonné, il chercha des yeux celui qui l’avait frappé.
— Je suis là, Baillehache, juste devant toi, dit une voix aimable qu’il reconnut à peine. Il entrevit un haubergeon* dont la forme des anneaux évoquait des grains d’orge. L’homme qui portait ce harnois* se tenait si près au-dessus de lui qu’il put apercevoir le rivetage des grosses mailles. Il leva la tête. C’était Sam. L’Écossais
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