Le salut du corbeau
isolée dans la chambre conjugale afin de se rafraîchir un brin. Elle préférait attendre le retour de Louis avant de manger. De toute façon, elle n’avait pas très faim.
Après sa toilette, elle s’assit sur le grand coffre qui trônait au pied du lit. Elle caressa le dos mince du codex* que Sam ne lui avait pas encore réclamé. Elle le retourna et se mit à tracer machinalement du doigt les contours de la peinture. Son index s’attarda sur les épaules de l’homme imberbe qui représentait la victime, puis sur son visage étrangement résigné, mais encore suppliant, tourné vers l’échafaud. Le bout du doigt descendit vers ses poings liés et suivit la corde qui allait s’enrouler autour de la large main du bourreau. Il fit une pause sur le floternel* noir, remonta le long du bras et, enfin, atteignit le cou qui était à peine exposé. Jehanne examina longuement le visage du géant : il avait été figé dans une expression d’indifférence glaciale. Comme si ce qui se passait ne le concernait en rien. Son regard se portait au-dessus de la tête de sa victime ; l’illustrateur devait avoir tenu à bien signifier que Louis ne ressentait ni colère ni compassion lorsqu’il exerçait son métier. Seul un léger rictus lui retroussait le côté gauche de la bouche. Jehanne n’y toucha pas. Elle n’avait jamais aimé cette espèce de grimace qu’il lui arrivait de faire parfois. L’ensemble de l’œuvre évoquait une cruauté implacable. La jeune femme soupira et contraignit son attention à se diriger sur la canne rouge que Louis tenait appuyée contre son épaule comme une arbalète. Finalement elle se leva et sortit rapidement dans la cour pour voir si les deux hommes s’en revenaient.
*
Le codex* avait tant de choses à exprimer lorsqu’on prenait le temps de bien l’étudier. Jehanne avait l’impression que, malgré la raideur de son maintien, le bourreau menaçait subtilement de frapper le malheureux avec sa canne à pommeau d’étain. Peut-être même l’avait-il déjà fait. Elle pouvait presque le voir bousculer le captif trop hésitant à petites poussées retenues, tandis qu’il regardait devant lui d’un air ennuyé. Jehanne se rendait compte qu’à force de chercher à rejoindre l’âme de son mari, elle s’était perdue elle-même. Elle n’était plus trop certaine de ce qu’elle attendait de la vie. Le retour de Sam et son codex* ne faisaient qu’amplifier ce questionnement.
Avec tout cela en tête, Jehanne se coucha et s’assoupit.
— Avancez, messire, avancez.
Cette voix grave, aimable, elle la reconnaissait.
— À genoux, petite sotte, et cherchez, lui ordonna soudain Louis qui avait émergé du codex*.
Il imita méchamment le geste qu’elle avait elle-même vu faire jadis par Sam, alors que ce dernier l’avait incarné devant les enfants du village : il la fit se prosterner devant lui en lui pressant le bout ferré de sa canne contre la nuque. Cela la contraignit à tourner la tête et elle sentit contre sa joue la dalle froide du plancher.
Et elle se mit à analyser frénétiquement le dallage en le balayant du plat de la main tandis que lui restait planté là à la regarder faire. Ne trouvant rien, elle palpa précautionneusement tous les coins et alla jusqu’à insérer sa main dans un trou de souris.
— Rien. Il n’y a rien du tout ici, et j’ai les genoux en compote. Je ne passerai pas toute la journée à ramper comme un cafard pour te faire plaisir, Louis Ruest, dit-elle.
Il restait debout derrière elle et la regardait de haut.
— Que cherches-tu donc ? demanda-t-elle.
— Aucune idée. C’est toi qui cherches, pas moi.
Jehanne reprit son souffle, le corps trempé de sueur. Elle éprouvait fréquemment, lorsqu’elle était seule, ce genre d’émois invraisemblables qui lui étaient d’autant plus difficiles à supporter qu’ils se composaient de sentiments contradictoires. En elle bouillonnait un mélange chaotique, instable, fait de crainte et de respect, de répulsion et d’attirance, d’hostilité et de compassion pour l’être impitoyable qu’était son mari. Il était des fois où cela lui rendait presque tangible à ses côtés la présence sévère et tourmentée de l’homme en noir.
Louis reposait paisiblement à ses côtés, couché sur le dos. Elle n’osa pas bouger. « Quel cauchemar atroce », se dit-elle, tout en sachant fort bien que les choses devaient se passer ainsi dans la réalité. Elle
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