Le salut du corbeau
pendre ses jambes au bord du lit. Il agrippa sa canne et se mit péniblement debout, en prenant appui de l’autre main. Il essaya de faire un pas : c’était comme s’il était empêtré dans deux gros coussins. Il s’écroula en emportant dans sa chute les quelques fioles et le gobelet qui avaient été posés sur sa table de nuit. Deux des fioles se brisèrent.
Louis demeura étendu à même le sol et se tourna sur le côté, un peu étourdi. Il se redressa en s’aidant de l’édredon. Une fois debout, bien appuyé des deux mains sur le lit, il en fit lentement le tour pour rejoindre les courtines ouvertes. L’effort était considérable ; il le faisait transpirer. Quelque chose le brûlait au front. Cette douleur le réconforta, car elle était garante du retour d’une sensibilité partielle.
Il quitta l’appui rassurant du lit pour rejoindre le fauteuil qui avait été déplacé à sa portée dans la grande pièce. Il s’y laissa choir lourdement et se reposa un peu. Après quoi il se remit au travail.
Le père Lionel fut le premier à rentrer moins d’une heure après. Tant mieux. C’était exactement ce que Louis avait espéré. Pétrifié sur le seuil, le moine n’en crut pas ses yeux : le colosse s’était vêtu sans aide aucune de l’un de ses habits noirs, et ses cheveux humides étaient soigneusement peignés. Sa main droite serrait sa canne rouge dont le bout ferré luisait près de ses pieds chaussés de ses houseaux* à pli neufs. Inexplicablement, il lui fit peur comme si c’était la première fois qu’il le voyait.
— Tu t’es blessé, dit l’aumônier en s’avançant.
La main gauche de Louis se leva, hésita comme si elle cherchait l’endroit, et il se toucha le côté du front, juste sous la ligne des cheveux. Il regarda ses doigts sans manifester d’étonnement et expliqua, toujours avec la même étrange lenteur :
— C’est du verre cassé. J’en ai dans le bras aussi.
— Miséricorde. C’est donc que tu es tombé.
Louis refusa de répondre.
— Dieu ! ce que tu peux être têtu !
Oubliant toute réserve, Lionel s’avança vers lui et, en repoussant les cheveux de Louis, il ne put que constater à quel point ils étaient encore abondants et sains. Le bourreau avait bien un peu maigri : ses vêtements faisaient des plis là où il n’y en avait pas auparavant. Ses joues s’étaient creusées, et une ombre s’était dessinée autour de ses yeux, accentuant la sévérité de ses traits. À combattre silencieusement son état grabataire, il affichait cette même détermination farouche que Lionel lui avait jadis connue.
— Ça va, ça va, lâchez-moi ! dit Louis en menaçant le moine de sa canne pour montrer qu’il n’était pas d’humeur à se faire cajoler. Lionel recula à temps avant d’en recevoir un coup, et son fils lui dit :
— On verra ça plus tard. Fermez la porte, j’ai à vous parler.
Ce soir-là, Louis soupa à table avec sa famille qui lui fit la fête. Il put même absorber un peu de nourriture solide. Blandine n’avait pas ménagé sa peine et leur avait préparé des chapons rôtis. Dans un petit plat de porcelaine verte trônait un peu de précieux fromage de ferme aussi blanc que neige.
Une fois le dernier vestige du repas avalé, pourtant, nul ne semblait disposé à quitter sa place. Le papotage s’éternisait et produisait un bruit de fond qui induisait Louis au sommeil, jusqu’à ce qu’Adam, lassé, se mît à sautiller d’excitation autour de sa chaise.
Louis essaya de le suivre des yeux, une esquisse de sourire sur les lèvres. Il étendait le bras pour l’attraper. Adam riait aux éclats en se dérobant, mais à quelques reprises il demeura immobile suffisamment longtemps pour permettre aux gros doigts de Père d’agripper gauchement sa tunique. Louis se prêtait volontiers à ce petit jeu, ayant parfaitement conscience qu’il s’agissait d’un excellent exercice.
— J’aurais besoin de vous parler seul à seule un instant, dit-il finalement à Jehanne, après avoir fait signe à Adam de retourner s’asseoir.
À ces mots, on fit immédiatement place nette en emportant les protestations d’Adam qui avait manifesté l’envie de jouer au jeu de moulin* avec Père. Une fois que le couple fut seul dans la grande pièce, avec le feu qui crépitait dans l’âtre, Louis dit :
— Jehanne, il me faut vous faire part d’une décision importante.
— Je ne suis pas certaine d’aimer ce ton
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