Le salut du corbeau
Aitken pour ne pas m’avoir accordé le peu de temps qu’il m’aurait fallu pour lui dire tout ça, et pour m’avoir réduit à cet état d’infirme, je m’aperçois que j’ai cessé de le haïr. Parce que je le comprends. Et je comprends que faire mal n’est pas une solution. Que le mal n’explique pas le monde.
*
Près d’Arcueil, début octobre 1378
Leur départ de Paris se déroula sans anicroche peu après le lever du soleil. L’étrave de l’esquif glissa avec un léger clapotis en direction d’un taillis d’aulnes. Un loup-cervier se coula sans bruit parmi les troncs malingres afin d’éviter d’être mis en présence de l’intrus. Des linottes et des chardonnerets, du haut des cimes vert or, se montrèrent beaucoup moins discrets : ils fuirent avec force pépiements et battements d’ailes.
Alors qu’il accostait sur une rive envahie de roseaux, Sam leva les yeux. Il songea avec nostalgie aux anémones de son enfance, à l’écume des aigremoines entremêlées de sermontaises* et aux lys gracieux, dont le seul aspect évoquait l’idée de péché et qui conservaient avec une pruderie dévote sous les plis de leurs grands jupons la lance de leur chevalier. Il ressentit son éloignement avec plus d’acuité encore.
« Maudit soit Baillehache ! » jura-t-il intérieurement pour la millième fois. Fallait-il que cet homme, pourtant indigne, fût aimé des dieux pour avoir eu une veine pareille. Il avait échappé à la mort. De cela il était persuadé, car, pendant les jours qui avaient suivi sa fuite, il ne lui avait été rapporté aucun signe d’une veillée funèbre. Mais Sam refusait d’admettre qu’il en était plutôt soulagé. Il persistait à feindre l’indifférence au souvenir de son ancien tuteur terrassé, mourant, à ses pieds. Non, les regrets n’avaient pas lieu d’être. « Il ne regrette rien, lui, se disait-il, pourquoi moi, je regretterais ? »
— Hardi, Taillefer.
Un rustaud qui attendait Sam embusqué parmi les petits aulnes se redressa et le salua de la main. L’Écossais lui rendit son salut et demanda, tandis qu’il tirait sa barque sur la berge et l’amarrait avant de la camoufler sous les roseaux :
— Toujours rien à signaler ?
— Pas l’ombre d’une crotte de chien. Tu oublies qu’on n’a rien à se reprocher, nous, l’ami. On n’a fait que te recueillir et accomplir une partie de notre voyage avec toi, c’est tout.
— C’est vrai, mais on n’est jamais trop prudent.
D’une main, il ajusta son bissac en bandoulière, tandis que de l’autre il serrait une perche au bout de laquelle étaient enfilées quelques lamproies dont l’une frétillait encore.
— Hum, à ce que je vois, nous allons faire ripaille, dit le compagnon de Sam.
— La pêche est le mode de survie des adeptes de l’oisiveté, dont je suis.
— Ne va surtout pas dire ça aux vrais marins.
Le fantôme trapu d’un pavillon apparut dans une clairière ceinte de houx en friche que le brouillard délaissait. Il donnait l’impression de dériver entre les troncs misérables. D’autres tentes se dévoilèrent un peu plus loin. Devant certaines, des femmes dépenaillées s’activaient à allumer un feu poussif sous leur chaudron.
— On dirait des rosconnes*, fit remarquer Sam.
— C’en est. Presque tout le monde ici vient de Bretagne.
— Bon Dieu. C’est à se demander s’il reste des Français en France.
— Eh ! Puisque le viol est à la guerre ce que la bière est à la table, on sera bientôt tous de sang mêlé.
Le boisé entourait une faible élévation que surmontait encore un portereau* ébréché par le temps et les vandales. L’écrille* défoncée avait depuis longtemps provoqué l’assèchement du vivier.
Au brouillard se substitua bientôt l’épaisse fumée des feux de branchages. Sam prit place avec son compagnon près de l’un d’eux, contre le vent, et il dit :
— C’est ici que je dois vous quitter.
— Comment, déjà ? Tu ne nous accompagnes donc plus en Languedoc ?
— Non. Je savais dès le départ que je n’irais pas jusque là-bas. Mais ne me pose pas de questions. J’ai mes raisons d’agir comme ça, d’accord ? Maintenant, je n’ai plus rien à faire ici. Je vais m’embarquer pour les Hautes-Terres.
— Es-tu bien sûr de ce que tu me dis là, toi ? Tu m’annonces ça comme un pénitent qui part en pèlerinage.
Sam leva sur le rustaud des yeux couleur
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