Le salut du corbeau
moniage* n’a rien à voir avec ta démarche présente. Est-ce que je me trompe ?
— Non. Je me repose en attendant.
— Qu’est-ce que je disais.
— Jésus a dit : « Lève-toi et marche. » C’est bien ce que j’ai l’intention de faire.
— Il a dit bien d’autres choses aussi. As-tu l’intention de les accomplir toutes ?
Devant l’absence de réaction de son fils, il s’empressa de corriger :
— Je plaisantais.
Le silence retomba. Pendant plusieurs minutes, il ne fut meublé que par le bruissement de feuillages cuivrés ou dorés. La voix chevrotante de l’abbé s’éleva à nouveau :
— Comme il est étrange que, par votre orgueil implacable et par votre comportement si profondément humain, vous ne cessiez tous deux d’évoquer pour moi d’antiques défaillances qui minent notre ordre et bien d’autres aussi.
— Qu’entendez-vous par là ? demanda le père Lionel qui, tout contrit qu’il fût, ne pouvait s’empêcher d’être alléché d’avance par la perspective d’une matière à réflexion.
— Il fut un temps lointain où nous autres moines, dits « noirs », dépendions d’autrui pour assurer notre subsistance. Nos frères de Cluny, qui est, comme vous le savez, l’abbaye mère de l’ordre des Bénédictins, étaient entièrement consacrés à l’ Opus Dei ; ils chantaient les louanges du Seigneur avec les huit offices quotidiens au nom de ceux qui ne détenaient pas le savoir nécessaire et ce, en échange des quelques biens terrestres indispensables à leur survie. Toi, Louis, avec ton pragmatisme et la simplicité de ta foi, tu rappelles à mon esprit notre vocation première qui est, hélas, aujourd’hui disparue.
— Ah bon.
— Les moines de jadis avaient beau vivre de charité, ils n’en devaient pas moins travailler de leurs mains. Ils devaient mener une vie très simple, dépouillée, comme vous le faites, toi et ton père. Mais, par l’effet même de la générosité des gens, nous sommes devenus de riches propriétaires autosuffisants, ce qui est très loin de la pauvreté évangélique des anciens. Nous nous sommes embourgeoisés. Et cela n’est pas exclusif aux Bénédictins. Tous y passent, même les ordres mendiants. Cela finit par produire d’inévitables dissensions au sein de l’ordre concerné, qui se scinde pour donner naissance à des boutures à nouveau emplies de la sève évangélique des débuts. Le Cîteaux du vénéré Bernard de Clairvaux est un exemple manifeste de ce fait. Cela dit, nous n’avons nullement besoin de quitter notre enceinte rébarbative pour trouver des écarts entre les membres de notre seule communauté. Moi-même, en tant qu’abbé, je suis issu d’une noble famille et je n’ai jamais renoncé aux devoirs afférents à mon lignage pour la seule raison que je suis cloîtré. Et voilà que je me retrouve ici, allongé devant vous, des années plus tard, à dénoncer l’orgueil d’un postulant qui est sans doute moindre que ne le fut le mien. Car, après tout, le but de ce postulant n’est autre que de se lever et marcher afin de pouvoir de nouveau s’astreindre lui aussi à l’ Opus Dei. N’ai-je pas raison, Louis ?
— Hein ? Oui. Oui, je le suppose.
— Très bien… Nous allons devoir rentrer, maintenant, car j’ai quelque chose à vous montrer à tous les deux.
L’abbé agita une clochette. Presque immédiatement, un trio de moines se présenta pour aider Lionel à transporter les deux hommes en brancard à l’intérieur. Lambert et Pierre se portaient toujours volontaires pour se charger de Louis, qui exprima le désir de marcher avec leur soutien. Les deux moines grisonnaient, à présent, et Pierre avait pris du poids.
— Dans le temps, dit ce dernier, si j’avais su ce que tu avais l’intention de faire avec mes leçons de tir à l’arc, l’ami, je t’aurais plutôt enseigné la broderie.
Lambert éclata de rire. Il s’était remis avec plaisir à quelques activités de jardinage avec le convalescent.
Une fois seuls dans l’étude de l’abbé, Antoine désigna à Lionel un grand objet recouvert d’une toile poussiéreuse et expliqua :
— Il y a déjà quelques années que j’ai ce tableau en ma possession. Allez-y, mon père, je vous prie.
La toile retirée révéla une scène de crucifixion que l’on avait produite dans les règles de l’art, à cette exception près que deux visages parfaitement reconnaissables y figuraient : d’abord,
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