Le salut du corbeau
gens ! De la racaille, tout autant que vous êtes !
Il titubait et ses protestations semblaient devenir plus véhémentes au fur et à mesure qu’il parlait. Visiblement, il avait généreusement goûté à la qualité de sa marchandise.
Bertine soupira.
— C’est chaque fois la même chose. La tare qui accable Desdémone nous atteint toutes. Cela nuit à la réputation de la maison. La mise à la retraite, c’est mon idée.
Sans s’arrêter de pester contre tout le monde, le tavernier se mit en quête de choses à briser. Bertine jeta un regard désespéré à Louis, qui ne faisait rien. Pour une raison ou une autre, il restait figé sur place à regarder l’homme au visage sanguin qui soufflait comme un taureau. Cela avait l’air de lui rappeler quelque chose de désagréable. Sam, quant à lui, s’était retiré dans un coin et il ne semblait pas vouloir intervenir. Il connaissait trop bien ce genre de piliers de taverne pour avoir envie de s’y frotter.
La porte restée entrouverte fut sa seule issue, dans tous les sens du mot. Bertine y porta le regard au moment même où un gamin d’une dizaine d’années passait pour la seconde fois, l’air de rien, histoire d’avoir une idée de ce à quoi pouvait bien ressembler ce lieu de perdition. Bertine, d’un signe, l’invita à entrer. Personne ne le remarqua. Elle lui chuchota quelque chose à l’oreille, puis :
— Tout un écu pour toi si tu me rends ce petit service. D’accord ? Le plan de Bertine était risqué, mais très attrayant : faire voler par le garçon le beau mouchoir en soie de ce gros gueulard qui était trop occupé pour se soucier de lui. De plus, l’objet convoité dépassait de sa poche d’au moins un bon quart. C’était tout simple. Elle espérait que ce délit allait susciter une réaction de la part de Louis, qui était la seule personne apte à clore cet entretien à sens unique.
Pendant ce temps, le forcené continuait :
— À présent, faut me payer. Là, tout de suite ! T’as compris, la Torsemanche ? Sinon je reviendrai bouter le feu à ton repaire de punaises !
— D’où diable ce nom lui vient-il, à la Torsemanche ? demanda quelqu’un.
— On l’appelait comme ça dans le temps et ça lui est resté, je suppose, répondit un autre, tandis que le garçon se mettait à louvoyer discrètement parmi les prostituées, quelques clients et les curieux qui entraient.
Tous restaient debout et n’osaient pas s’en mêler. Au moment où le gamin détalait en direction de Bertine, le mouchoir en main, le tavernier grogna et le rattrapa par le col de sa tunique.
— Ah, toi, mon petit voyou, si tu crois que tu vas t’en tirer comme ça ! Non seulement on me prive de ce qui m’est dû, mais en plus on me refuse une petite compensation gratuite.
Il jeta un coup d’œil mauvais en direction de la putain avec qui il s’était disputé.
— Et voilà qu’on me vole par-dessus le marché ! Petite canaille, gibier de potence !
Bertine serra les dents. Pauvre gamin. Elle avait su dès le départ que cela allait se produire, mais elle n’avait pas le choix. Il était impossible d’essayer de raisonner l’homme tant qu’il se trouvait dans cet état, et nul ne pouvait rien faire. L’ivrogne transpirait à grosses gouttes. Il se mit à secouer le garçon et lui administra quelques taloches au hasard.
L’attroupement s’était densifié, si bien que certains avaient dû rester dehors et se haussaient sur la pointe des pieds pour mieux voir.
Le tavernier ne remarqua pas le bourreau discret qui s’était défait d’une besace et qui parvenait miraculeusement à se frayer un chemin jusqu’à lui. Il ne leva les yeux qu’au moment où il l’eut devant lui, et il était trop tard : Louis avait déjà pris son élan. Son poing atteignit l’homme en pleine figure. Le garçon soudain libre en profita pour s’éloigner pendant que le tavernier s’écroulait sur la table, où il bouscula plusieurs écuelles avant de faire une culbute. Il tomba de l’autre côté et se remit à genoux, confus, à demi assommé, la bouche en sang, sous l’hilarité générale. Même le gamin, qui était allé rejoindre Bertine, riait de bon cœur en se faisant remettre l’écu promis. Louis était aussi confus que sa victime. Il regardait autour de lui d’un air étonné en se pétrissant les phalanges. Bertine lui fit un clin d’œil et il comprit. Ce n’était plus un secret pour personne en
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