Le salut du corbeau
la porte lorsque la voix scandalisée d’une femme protesta :
— Maître, vous n’allez tout de même pas laisser ce pauvre garçon grelotter dehors comme ça par un temps pareil !
Louis, qui avait déjà fait demi-tour en détaillant le sceau de sa lettre, répondit, sans y prêter attention :
— Mais non, mais non… Par ici, Jehanne, j’ai besoin de vous.
— Bien sûr, Louis.
Elle se leva et dit :
— Blandine, fais entrer ce messager et sers-lui une bonne ration de fromentée* avec du cidre chaud. Veille à ce qu’il prenne un peu de repos au coin du feu. Je reviens de suite.
— D’accord, dame. Il n’est jamais trop tard pour bien faire, dit la servante en s’affairant sans délai.
Pendant ce temps, Jehanne suivit Louis dans leur chambre sans montrer qu’elle avait son courrier en horreur. Il s’agissait toujours de sommations au bout desquelles quelqu’un finissait par perdre la vie. Après avoir décacheté le pli, il le lui donna. Elle le déplia et lut :
Très estimé maistre Baillehache,
Il est de mon pénible devoir de vous annoncer que l’état de santé de mon associée, Desdémone, se desgrade considérablement depuis l’automne. Par la présente, je sollicite donc respectueusement votre permission de lui accorder sa retraite. Il me fera plaisir de me charger à titre personnel des frais encourus par son entretien ainsi que par son logement chez moi. Je demeure votre bien desvouée,
Bertine.
Jehanne lui remit la lettre. Voilà, il allait encore partir. Mais cette fois, au moins, c’était pour s’occuper d’autre chose que de mort. Elle en fut quelque peu réconfortée, même s’il s’agissait de la gestion d’une maison close. Elle savait que Bertine, aussi connue sous le nom de la Torsemanche, en était la souteneuse, mais elle ignorait que Desdémone était la femme distinguée avec qui elle avait conversé un moment au banquet de noces. Elle baissa les yeux et s’efforça de cacher sa déception. Louis s’en rendit compte. Il lui passa sur la joue la jointure rugueuse de son index et dit, assez gentiment :
— C’est l’affaire d’une journée.
Elle leva les yeux sur lui et lui sourit.
— Merci, Louis.
De retour dans la grande pièce, il alla vers le jeune messager qui était occupé à se restaurer et lui dit :
— Fais-lui savoir que j’arrive aussitôt que possible.
— Bien, maître. J’ai aussi mandat de vous informer que l’on a découvert plusieurs cas de choléra en ville.
— Ah. Aucun signe d’épidémie ?
— Pas encore. On maîtrise la situation. Mais la Torsemanche m’a chargé de vous assurer que Desdémone n’en montre pas les symptômes.
Louis hocha la tête. Et, se tournant vers Sam qui mordait dans un gros morceau de pain, il dit, sur un ton qui n’admettait aucune réplique :
— Aitken, tu m’accompagnes. C’est plus prudent de t’avoir à l’œil. Je ne voudrais pas être obligé de te faire giguer sans plancher, sur un air de chevestre*.
Sam ne répondit pas. Un peu de tisane s’efforça de lui faire avaler à la fois l’injure et sa bouchée de pain.
— Ah, j’oubliais. Puisqu’on s’occupe de messages, j’en ai un pour toi.
Il fouilla dans sa poche et jeta de nombreux petits bouts de parchemin aux pieds de l’Écossais, qui reconnut l’esquisse d’un portrait de Jehanne qu’il avait entreprise quelques jours plus tôt.
— Ne t’avise pas de me refaire un coup pareil, dit-il à Sam qui s’était accroupi devant les fragments de son œuvre comme un loqueteux fébrile ramassant une poignée de sous jetés en l’air.
*
Caen, janvier 1371
La maisonnette rouge au bout de l’impasse, gardée par sa grille de fer, donnait le frisson à Sam. Il préféra ne pas y entrer et demeura dans le jardinet mort pour attendre Louis qui s’occupait de rentrer quelques provisions. En hiver, cet endroit ceinturé de son muret en pierres était démoralisant. Sam ne pouvait concevoir la beauté de juin dans les lacis de ronces noirâtres qui ressemblaient à des couleuvres endormies au pied des pierres sur un lit de neige souillée par la cendre de foyer. Il ne pouvait concevoir non plus que Louis pouvait aimer les fleurs.
La voix péremptoire du bourreau appela, depuis la porte qu’il verrouillait :
— Allez, en route. À moins que tu ne préfères rester ici.
— Non, non, je vous suis. Où on va ? dit Sam un peu hâtivement, de crainte de se voir forcé à se morfondre tout un
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