Le salut du corbeau
seraient à eux seuls suffisants pour que je sois dûment autorisé à entreprendre certaines procédures contre vous. Or, il me déplairait beaucoup d’avoir à vous soumettre à la question.
— La question ? Des soupçons ? Quels soupçons ?
Louis attira doucement Jehanne à lui avec la ceinture et parut presque l’enlacer. La jeune femme, affolée, confuse, se laissa faire en tâchant de contrôler un souffle défaillant. Il expliqua :
— Le vieux Morel m’a signalé que Samuel Aitken avait tenté d’entrer par effraction dans son abri forestier en son absence. Six habitants d’Aspremont qui sont prêts à en témoigner ont certifié l’avoir vu traîner par ici et à l’Auberge du cheval noir au moins quatre fois. Une en février, deux en mars et une autre en avril. Et il n’est venu au domaine aucune de ces quatre fois. Ce n’est pas dans ses habitudes…
— Mais il a le droit d’aller où bon lui semble. J’ignore ce que vous me reprochez au juste…
— Voilà toujours bien un indice. Vous vous êtes un peu trop empressée de m’interrompre.
— Pardon.
— La question que j’allais vous poser est simple : avez-vous rencontré Aitken ?
— Serait-ce une chose si répréhensible que de rencontrer mon vieil ami ?
— J’attends une réponse claire à ma question.
La jeune femme baissa la tête. La main de Louis repoussa le col de sa robe et posa contre sa nuque tiède la boucle d’étain froid.
— Jehanne, va-t-il donc falloir que je vous fouette ? Que je laisse sur vous les traces laides d’un châtiment ?
Le bourreau repoussa Jehanne brutalement contre le mur en la tenant par la gorge et leva la boucle de la ceinture à la hauteur de son visage. Il lui montra les côtés et l’attache du fermoir qui étaient conçus de façon à être légèrement mobiles lorsque la ceinture était détachée. Il lui murmura à l’oreille :
— Ça devient coupant si on sait bien s’y prendre. Je vous en prie, ne m’obligez pas à en faire usage.
Il sentit sous sa paume l’effort que sa femme faisait pour déglutir. Sa prise ne se relâcha pas. Il attendit.
— Louis, s’il vous plaît… dit Jehanne d’une voix brisée. Je vais vous répondre, mais j’aurais besoin de prendre un peu l’air. Votre main…
Elle savait que le moment était mal choisi pour essayer de le convaincre que ces menaces étaient inutiles. Il empoigna sa femme par son vêtement en batiste et lui permit de se pencher pour prendre elle-même sa lanterne. Malgré sa frayeur grandissante, la jeune femme se laissa docilement entraîner dehors, où il la contraignit à s’appuyer contre la tour. La brise paisible de cette nuit estivale réveilla une boucle couleur de thé qui s’agita sur le front de la jeune femme avant de s’assoupir à nouveau. Jehanne leva les yeux vers le géant dont elle prit timidement la main qui serrait encore les bouts de la ceinture.
— Voilà. Inutile de chercher à gagner plus de temps, maintenant. Avez-vous, oui ou non, rencontré Samuel Aitken à mon insu, et ce, à quatre reprises depuis l’hiver dernier ?
— Je…
— Oui ou non ?
— Oui. Trois fois seulement. Pas quatre.
Elle se renfrogna, attendant des coups qui ne vinrent pas. Louis dit, tout à fait maître de lui-même :
— Bien. J’étais au courant. Mais je tenais quand même à l’entendre de votre bouche et m’assurer que vous n’essaieriez pas de me mentir.
Elle le regarda, éberluée.
— Vous le saviez ?
— C’est Aitken lui-même qui me l’a avoué. Les noix dans un certain chêne creux que vous utilisiez comme signal, et le reste. Il m’a tout dit la quatrième et dernière fois où il a été vu en train de rôder par ici et où vous l’avez manqué. C’est moi qui l’ai vu en premier. Je coupais du bois. Plus exactement, ce sont vos traces dans la neige fondante que j’ai d’abord vues. Elles dataient d’avant cette dernière visite et il n’avait pas assez neigé par-dessus pour les effacer. La forêt vous a trahis, Jehanne. Elle est parfois une bien piètre complice.
Ils avaient trop compté sur le soigneux camouflage de ces traces par une nouvelle neige d’avril, ou par la discrète et incessante activité de la forêt : les lièvres appréciaient particulièrement leur clairière et ils avaient pu constater que des biches s’y reposaient fréquemment. Plusieurs braves oiseaux de passage s’y arrêtaient eux aussi pour apposer sur la neige
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