Le salut du corbeau
essaya même de passer la tête entre ses jambes et manqua le renverser. Quelques-uns se prêtèrent au jeu et implorèrent la clémence du faux Baillehache.
Sam décida que les spectateurs avaient choisi la pendaison et il tituba vers le garçon, qui se mit à trotter en rond sur la plate-forme afin d’échapper au bourreau qui le poursuivait gauchement, encouragé par la foule. Lorsqu’il parvint enfin à passer la corde au cou du gamin, comme un lasso, son nœud se défit. Le faux Baillehache se tourna vers la foule et s’exclama :
— Zut, tu parles d’un métier ! Jamais un client satisfait, jamais ! Les plaintes que je reçois me cassent les oreilles. Et pour ce qui est des honoraires, pff ! On peut toujours courir ! Ce que je passe mon temps à faire, d’ailleurs. Y a pas à se demander pourquoi je suis éreinté.
Les gens s’écroulaient de rire. Sam, tout heureux de l’effet produit par son petit numéro improvisé, ne remarqua pas que son jeune partenaire se tenait soudain très tranquille et qu’il ne riait plus.
Jehanne et Desdémone n’avaient rien remarqué non plus, du moins pas avant qu’elles ne vissent Louis en personne en train de grimper tout bonnement l’échelle menant à la scène. Ce ne fut qu’à ce moment-là qu’elles se rendirent compte qu’il ne se trouvait plus à leurs côtés. C’était à se demander comment un homme de cette stature pouvait arriver à se déplacer aussi discrètement.
— Oh non. Il doit être de très mauvaise humeur, dit Jehanne, une main sur la bouche.
Pendant que Sam continuait à énumérer les nombreuses misères de la vie d’un bourreau, Louis alla se planter juste derrière lui, les bras croisés. Sam ne remarquait toujours rien. Les spectateurs n’en pouvaient plus. Louis s’accroupit et passa de côté entre les deux échasses. Sam interrompit sa phrase et baissa les yeux. Ahuri, il perdit l’équilibre et s’abattit avec la lenteur solennelle d’un arbrisseau dont on aurait hypocritement scié le tronc. Entortillé dans sa grande cape, il se mit à genoux, enleva son masque et se releva, dévoilant son œil poché. Louis lui prit la corde des mains.
— Ce… c’était une blague, dit-il en se frottant le derrière de la tête.
— Je sais. Bon. Premièrement, on ne fait pas le nœud comme ça… mais comme ceci.
Il refit correctement le nœud coulant. L’estrade fut cernée d’encore plus près par un auditoire qui hésitait encore entre les acclamations et l’envie de faire semblant de n’avoir rien vu. Louis se tourna vers le gamin, qui sursauta. Jamais il n’avait vu Baillehache d’aussi près. Lui, il n’avait nul besoin d’échasses. L’ogre se planta devant lui sans lui prêter vraiment attention. Le gamin s’appuya contre le billot sous le regard féroce de Louis, qui avait détaché sa tunique ajustée et en avait noué les pans à la hauteur de son nombril. Des poils foncés bouclaient, éparpillés sur sa poitrine nue.
— Qu’est-ce qu’il me veut ? Mais qu’est-ce qu’il me veut ? demanda l’enfant d’une toute petite voix.
— Tu aimes les fraises, n’est-ce pas ? lui demanda-t-il.
— O-oui, maître.
Il n’osait pas avouer que son envie d’en manger s’était subitement calmée.
L’intention initiale de Louis avait été d’aller chercher le gamin et de l’accompagner à l’auvent du marchand de primeurs. Ce fut l’un de ses copains qui le prit au piège :
— Coupez-lui la tête !
— Non ! La corde, dit un autre.
— Allez, quoi, on fait semblant, c’est qu’un jeu !
La foule se joignit au groupe d’enfants pour réclamer un brin de fantaisie au bourreau toujours si sévère. Certains lui offraient même à boire. Louis jeta un coup d’œil sur Sam, dont le large sourire ne lui fut d’aucune utilité. Il fut lui-même étonné de son hésitation. « Ma femme a raison. J’ai peut-être un peu trop forcé sur le vin », se dit-il vaguement. Il se prit à songer au petit Charles qu’il avait effrayé même s’il avait tout fait pour ne pas être vu de lui. L’opinion des tout petits avait toujours beaucoup compté pour lui. Même si ce genre de démonstration était contre ses principes, il s’y retrouvait pris, cerné par des regards implorants, comme si le fait de prendre part à leur vilain jeu était une faveur qu’il leur accordait. Comme s’ils lui demandaient de jouer avec eux, en quelque sorte, lui qui n’avait jamais vraiment joué,
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