Le salut du corbeau

Mais comme on dit : « En juin, juillet, et août, ni femme ni chou »… sauf si t’es saoul (26) .
    Sam avait profité de la diversion pour s’éclipser en douce. De son côté, Jehanne s’éloigna suffisamment pour aller cueillir en secret une feuille de sauge qu’elle glissa dans sa chaussure gauche. Peut-être allait-elle ainsi réellement gagner l’amour de son mari, car il était reconnu que les herbes de la Saint-Jean avaient des propriétés magiques (27) .
    La nuit estivale, lente à se manifester, prolongeait un souper qui durait depuis au moins deux bonnes heures. Ceux qui n’avaient plus faim avaient toujours soif, et de la bouche de ceux qui avaient étanché cette soif plus que de raison se succédaient blagues ou chansons paillardes. C’était une soirée fraîche, agréable, et le ciel paresseux n’avait pas encore fini d’allumer ses étoiles.
    Dès la nuit tombée, le feu de joie s’anima sur la grève. Les fagots dont il fut gavé firent monter ses flammes à une hauteur vertigineuse.
    — Ils le verront depuis les côtes de la Grande Île*, disait-on avec un air de défi.
    — Une carole ! Une carole ! se mirent à réclamer des jeunes gens qui faisaient cercle autour du feu.
    Louis sentit une main possessive se refermer sur son bras et il fut entraîné en pleine lumière, parmi tous ces visages jeunes qui souriaient. Il se sentit sourire à son tour tandis que le cercle se brisait pour former cortège. On se mit deux par deux pour caroler. La carole ressemblait davantage à une marche solennelle ou à une procession qu’à une danse, à cette différence près que l’on y chantait l’amour sous forme de chansons à refrains.
    Une fois tout le monde en position, les petits rires cédèrent la place à un silence que seuls les crépitements du grand feu ponctuaient.
    Joliettement me tient le mal d’aimer, joliettement.
    Ma très douce amie que je n’ose nommer
    Joliettement me tient le mal d’aimer.
    Je vous ai servie longtemps sans fausser
    Bien et loyamment.
    Joliettement me tient le mal d’aimer, joliettement (28) .
    Les pas subtils ne purent faire autrement que de s’adapter au thème. Alors que Louis ne faisait que chanter en vacillant avec beaucoup de dignité, la danse de tous ceux qu’il menait se teinta d’érotisme.
    « Une voix si parfaite, si intense », pensa Sam qui, dans la foule, ne tenait pas à se faire voir. Une telle voix faisait que l’œuvre, peu importe ce qu’elle était, élevait son détenteur au-dessus de la condition humaine. « Dieu, comment un être aussi insignifiant que Baillehache peut-il parvenir ainsi à produire quelque chose d’aussi sublime ? »
    Sam s’effaça dès les premières notes de la mélodie. Il fallait agir, et vite.
    Ainsi, cette voix qui appelait, qui suppliait d’une façon inconnue de son propriétaire, ne fut pas captée par celle-là même à qui elle était destinée. Jehanne n’était plus là pour l’entendre. Elle s’était éloignée pour participer à un concours de tir à l’arc.
    Ce fut Desdémone qui aperçut Louis en premier, plus de deux heures plus tard. Il titubait dans sa direction, la corde oubliée lui enserrant toujours le cou et lui pendant dans le dos.
    — Mon père, arriva-t-elle à bredouiller vers Lionel, qui, lui aussi de la fête, était occupé à discourir sur la pensée de Maître Eckhart (29) malgré le vacarme, avec un interlocuteur dont la sobriété était encore relative.
    — Je n’ai jamais pu prétendre à une extrême sagesse telle que la sienne. Pour moi, la musique, plus que le langage parlé, me relie à la vie. Peut-être devrais-je m’y remettre.
    Desdémone secoua nerveusement le confesseur, qui se décida enfin à regarder de son côté. Il demeura un instant interdit à la vue du bourreau.
    — Où est ma femme ? demanda ce dernier.
    — Ma foi, je l’ignore. Je la croyais avec vous.
    Louis regarda songeusement Desdémone, qui se tassa sur elle-même. Depuis la fin de la carole, il ne s’était pas écoulé vingt minutes sans qu’il vînt s’arrêter auprès d’elle pour lui administrer au moins quelques taloches et ce, sous n’importe quel prétexte.
    — Ça ne fait rien. Je m’en vais la chercher.
    Il alla son chemin en chancelant. Il fut avalé par l’obscurité et l’agitation des groupuscules qui s’émaillaient tout le long de la plage. Desdémone soupira de soulagement. En tant que complice de Sam, elle s’en était tirée sans