Le salut du corbeau
chevauchèrent sans ambages des flots du ruisseau aux cheveux fous oubliés par la coiffe sur les tempes de Jehanne. Il observait, fasciné, leurs palpitations sous le vent. Il pensa que ce visage vu ainsi de profil donnait le plus beau chef-d’œuvre, qu’aucune sculpture antique ne pouvait être en mesure de le reproduire avec fidélité. Jehanne, se sentant scrutée jusqu’à l’âme avec cette insistance adoratrice, brûlante, lui jeta un vif coup d’œil et baissa la tête. Elle ne savait plus que penser et, curieusement, cela ne l’importunait pas du tout. Elle laissa Sam se rapprocher et lui effleurer la nuque aussi délicatement qu’une abeille abordait un lys. Ses doigts caressaient les petits cheveux qui avaient tout déclenché. La main monta ensuite vers la tempe droite. Jehanne leva les yeux, bouche bée, en proie à quelque chose d’inconnu, d’une extrême douceur. Elle vit que le visage de Sam exprimait le même état d’esprit. La main de Sam bondit vers la coiffe et en dénoua le ruban. Ses doigts se frayèrent un chemin à travers le réseau complexe d’une natte enroulée. La coiffure se défit. De discrets rayons de lune accrochaient dans cette cascade soyeuse toutes les couleurs du spectre, éphémères et mouvantes. Sam se recula un peu et lui sourit.
— C’est ainsi que je te connais. Il y a une magie en toi que même mes plus beaux contes ne peuvent décrire.
— Pourtant, le magicien, c’est toi. Tu es mon complice de toujours, et sans toi je ne saurais plus rêver.
Il rejeta la tête en arrière et sourit au chêne.
— Dieu ! Ce n’est pas possible d’être aussi heureux.
Jamais auparavant ils ne s’étaient sentis aussi pleinement créés pour l’amour, pour s’en repaître comme d’une ambroisie réservée aux seuls mortels. Ils se laissèrent emporter sans résistance comme des petits bouts de bois flotté sur l’onde.
— Je comprends tout, maintenant, dit-il soudain.
— Quoi ça ?
— Tout, pourquoi ça n’a jamais pu aller plus loin avec les autres que j’ai connues. C’est parce qu’il n’y en a pas d’autre et il n’y en aura jamais. Depuis toujours, tu m’es destinée.
— Nous ressemblons à ces deux arbres, juste là. Eux aussi ont grandi ensemble. Leurs branches sont si entremêlées qu’on n’arrive plus à les distinguer les unes des autres.
— Je croyais t’avoir perdue.
— Jamais. Jamais je n’ai cessé de penser à toi, Sam, sois-en sûr. Jamais on n’oublie ses vieux amis. Les racines de nos amitiés d’enfance sont trop profondes. Certes, le temps et les circonstances peuvent nous obliger à couper l’arbre, et alors il est triste de voir une souche à sa place. Mais les racines, elles, sont encore là. Énormes. Intactes.
— Mais ces arbres-là ne sont pas coupés, eux. La hache ne les a pas trouvés. Elle ne nous trouvera pas non plus.
« La hache », répéta vaguement la conscience de Jehanne. Mais elle refusa d’entendre. Elle dit :
— Nous deviendrons grands comme eux. Et nous vieillirons ensemble. Nos racines s’étreindront sous l’or de nos feuilles.
— Tu brûles toute ma sève.
Leur lanterne tomba et disparut brièvement parmi les tiges chuintantes avant de rouler tout en bas du talus qu’ils avaient laissé derrière eux. Ils ne s’en soucièrent plus. Devenus presque invisibles, ils se soudèrent l’un à l’autre. La jeune rosée encore fragile fit adhérer les fougères odorantes à leur peau nue. Ils étaient redevenus libres et sauvages comme au temps de l’Éden. Elle s’abandonna à lui et lui à elle. Tous deux se complétaient comme la plage et la mer en une même palpitation vitale. Oui, il était plus que temps de laisser aller. Faits l’un pour l’autre de toute éternité, ils se rejoignirent enfin d’une façon absolue. Ils s’entremêlèrent, riant, sanglotant, sur un sable grossier encore tiédi par le souvenir du jour.
Une fois leur dessein accompli, les étoiles vacillèrent et s’éteignirent une à une comme l’avait fait plus tôt le lumignon oublié parmi les grandes herbes et les graviers.
Le miaulement d’une mouette cendrée arracha Jehanne à son sommeil envahi de fumées d’or. Elle se rassit brusquement. Le soleil se levait. Au loin, quelques petites nefs vétustes, tout juste réveillées, se laissaient mollement ballotter par les vagues. Des monceaux de varech luisaient sous la lueur incertaine de l’aube naissante comme des choses
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