Le salut du corbeau

d’habitude dans cet environnement tout fait de pastels matinaux. Elle dit :
    — Vous m’avez fait peur. Mais où étiez-vous donc passé ? Je vous ai cherché partout.
    — Vraiment ?
    Il s’approcha d’une démarche encore un peu chancelante. Ses vêtements étaient froissés et poussiéreux et de la barbe naissante lui salissait les joues.
    — Quel… quel beau lever de soleil, n’est-ce pas ? dit Jehanne.
    Louis y jeta un coup d’œil indifférent. Le petit nuage était devenu presque blanc et son relief pelucheux était en train de disparaître. Le disque du soleil avait complètement émergé des vagues. L’attention de l’homme revint vers Jehanne et il ne dit rien. Il ne semblait pas conscient de l’inconfort dans lequel il plongeait sa femme, ni que son silence lui était encore plus insupportable que d’habitude. Elle dit :
    — Cette corde que vous avez autour du cou…
    — Oh, une plaisanterie.
    — Brrr… Je ne suis pas sûre d’apprécier cet humour-là.
    — J’ai bu, moi aussi.
    Il enleva le nœud coulant et le passa à sa femme qu’il attira contre lui par le bout de la corde. Jehanne haleta. La main calleuse de l’homme se glissa sous sa longue chevelure et serra sa nuque gracile. Louis ne fit aucun commentaire sur l’absence suspecte de coiffe. Il força Jehanne à nicher son visage contre sa poitrine. Elle ne vit plus que le drap noir de sa tunique.
    — Venez avec moi, dit-il.
    Il l’entraîna à l’écart, jusqu’à leur tente.
    Sans dire un mot, il la fit s’allonger sur la couche froissée.
    — Vous avez dormi ici ? demanda Jehanne.
    — Oui.
    Inutile de lui avouer qu’il venait d’évincer Desdémone, qui avait passé une partie de la nuit inconsciemment moulée contre lui. Il se pencha au-dessus d’elle et la regarda longuement. Jehanne s’en inquiéta. Que voyait-il ? Soupçonnait-il quelque chose ?
    Elle essaya de prendre les devants et tendit la main pour lui caresser la joue. N’importe quoi pour lui faire cesser cet examen minutieux, même si elle savait par expérience qu’il la préférait passive. Il lui saisit les poignets et les plaqua sur le ballot servant d’oreiller.
    — Cessez donc de vous tortiller ainsi.
    — Je suis désolée.
    — Qu’est-ce qui ne va pas ? Vous êtes malade ?
    — Non, non. Je voulais vous… je voulais seulement vous toucher.
    — Ne me regardez pas trop. Je suis horrible, vous le savez.
    — Non, non ! Ce n’est pas ça…
    Jehanne se sentit avalée par un maelström qui n’était perceptible que d’elle seule. « Il se doute de quelque chose, j’en suis sûre », se dit-elle. Sa main libérée se leva de nouveau vers le visage de l’homme. Intrigué, Louis se laissa caresser, cette fois sans réagir. Il étudia cette façon inhabituelle qu’elle avait de lui pétrir l’épaule. Elle ne l’avait plus touché d’elle-même depuis l’hiver, même s’il n’avait plus fait de crise.
    — Je dois encore avoir la berlue, dit-il.
    Il s’en voulut de ne pas avoir les idées plus claires. Il s’était réveillé un peu plus tôt, la tête sur les jambes de Desdémone, qui avait profité de son état pour lui couper une petite mèche de cheveux à garder en souvenir.
    — Je ne comprends pas… je ne comprends rien, dit Jehanne.
    Si Louis perçut le trouble de sa femme, il le mit sur le compte de son besoin. Et cela, elle le sut au plus profond d’elle-même. Il ne faisait que s’efforcer de lui plaire au meilleur de sa connaissance. « Pauvre Louis. Non, je ne peux pas le lui avouer. Lui faire du mal, à lui qui a déjà trop souffert… lui qui ne peut plus percevoir les grandes complexités de l’âme… c’est au-dessus de mes forces », se dit-elle. Et elle s’abandonna aux mains expertes de l’homme qui s’étaient déjà mises au travail. Louis la dépouilla de son corsage et arracha son couvrechef*. Ardente, Jehanne se sentit une nouvelle fois partir à la dérive sur ces ondes de plaisir renouvelé dont son corps, même épuisé comme il l’était, ne semblait jamais se repaître. Les cheveux presque noirs de Louis lui chatouillèrent la figure. On eût dit qu’il se hâtait d’effacer avec violence sur son corps toute trace des sensualités de Sam.
    — Ne me laissez plus jamais seule, Louis.
    — Je suis là.
    C’était tout simple. S’il restait avec elle, tout-puissant comme il l’était en ce moment même, Jehanne ne pourrait plus errer. Il lui était