Le salut du corbeau
pas mentionné (35) .
Un silence lourd s’installa. Même si personne ne le disait, tous savaient comment les choses allaient se passer. Les condamnés, revêtus d’une chemise soufrée, allaient être assis sur un tabouret ou être laissés debout dans un tonneau de goudron ; ils allaient être ligotés au poteau dos à dos par des chaînes fixées au moyen d’un anneau passé autour de leur cou. Le reste de leur corps allait être attaché par des cordes ou par un autre anneau. Louis allait devoir empiler autour d’eux des fagots jusqu’à la taille, en ayant soin de se ménager un petit passage qu’il allait être en mesure de refermer rapidement derrière lui une fois les premiers fagots allumés.
Contrarié, Louis pianotait sur la table sans toucher au reste de son repas qui était en train de refroidir.
— Pas encore un bûcher ! J’ai toujours un mal de chien à me faire rembourser les fagots et tout le reste quand c’est l’écrivain public de Caen qui rédige mes notes de frais.
La lettre tomba des mains de Jehanne dans son plat intact. Il leva les yeux sur sa femme qui était devenue encore plus livide qu’à son arrivée.
— Inutile de vous mettre dans tous vos états. J’ai fait exprès pour laisser mes fagots dehors. Ils fumeront tellement que ces gens auront une chance de mourir étouffés bien avant que les flammes ne les atteignent.
Il fit un signe au père Lionel et dit :
— Vous vous chargerez de la note de frais.
— Bien sûr, de même que des prières pour ces pauvres âmes.
— C’est ça.
— Je… excusez-moi, dit Jehanne d’une voix tremblante.
Elle se plaqua une main sur la bouche et sortit en courant. Louis haussa les sourcils et la regarda battre en retraite.
— Qu’est-ce qui lui prend ? Ce n’est pourtant pas la première assignation qu’elle me lit.
Il baissa les yeux sur son reste de tourte dont la garniture avait figé. Il le termina quand même.
— Votre métier continue de l’affecter grandement, on dirait, fit remarquer Lionel.
— Depuis le temps, faudra bien qu’elle s’y fasse.
— Ah mais, jusqu’à quel point peut-on s’y faire, justement ? Je me le demande…
Louis leva brièvement les yeux sur le moine et ne répondit pas. C’était là le sujet tabou que, d’un accord tacite, chacun évitait généralement d’aborder dans la maison. Lionel se prit soudain à souhaiter qu’un signe d’inconfort, un seul, aussi minime dût-il être, vînt lui prouver qu’il s’adressait vraiment à un humain.
Louis se leva et empocha sa lettre.
— Vous ferez savoir à Jehanne que je suis retourné au verger.
— Un instant, mon fils.
— Quoi, encore ?
— Rasseyez-vous, je vous prie. Je ne vous retiendrai pas longtemps.
Le bourreau obéit à contrecœur. Lionel ne sut comment aborder la question et Louis s’en impatienta :
— Bon, ça vient, oui ?
Lionel secoua la tête.
— La mort… que fait-elle donc de notre âme ? Maître, j’ai toujours souhaité connaître vos…
— Mes quoi ?
— Vos impressions personnelles. Comment vous, en tant que chrétien, en tant qu’homme, arrivez à… à…
L’aumônier ne put que pointer faiblement le doigt en direction de la poche du floternel* dans laquelle Louis avait glissé la lettre. Le géant secoua la tête et imita méchamment l’expression du moine :
— « À… à…» Alors, que voulez-vous savoir au juste ? Comment j’arrive à tuer des gens ?
— Voilà.
— C’est bien simple. Je dois éviter d’y penser le plus possible. Je fais mon devoir, c’est tout. Cela répond-il à votre question ?
— Un peu. Mais ce devoir vous pèse, n’est-ce pas ?
L’homme en noir regarda ailleurs et marqua un temps avant de répondre :
— Oui.
— Deo gratias (36) .
Lionel soupira de soulagement. Depuis combien de temps avait-il retenu son souffle ?
— Qu’est-ce que vous croyez ? Je ne suis pas né bourrel*, dit Louis.
— Précisément. Comme c’est bien dit ! Tout tient dans ce simple constat.
— Comment ?
— Mais oui, bonté divine, j’aurais dû y penser avant.
— Si vous en veniez au fait ? Parce que j’ai du travail, moi.
— L’idée que j’ai à exprimer est un peu complexe…
— Aïe, dit Louis.
Lionel éclata de rire.
— Vous avez bien raison. Je pèche par manque de concision et il me faut sans cesse courir après mes mots comme un berger après des brebis trop aventureuses. Je compte donc
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