Le salut du corbeau
mortes.
Une main errante la tira à elle par son col et Sam se rassit à son tour. Il passa la cagoule froissée qu’il avait gardée dans sa poche, se tourna et se pencha au-dessus d’elle, récitant d’une grosse voix :
Deep in my dungeon
I welcome you here
Deep in my dungeon
I worship your fear
Deep in my dungeon
I dwell.
I do not know
If I wish you well (32) .
Soudain, ce qu’il vit au cou de Jehanne chassa ce qu’il lui restait de vapeurs d’alcool. Il tira davantage sur son col, exposant son épaule.
— Le misérable ! Il t’a marquée comme une bête !
Jehanne haleta et jeta autour d’elle un regard effaré. Très loin vers l’est, sur la ligne d’horizon, un ruban cuivré était brodé par une main invisible.
— Qu’est-ce que j’ai fait ? Mais qu’est-ce que j’ai fait ?
— Hein ? Mais… Jehanne, regarde. Tu es avec moi, tout va bien, dit Sam dont le contact osseux, étranger, acheva de la réveiller.
— Non… je ne devrais pas être ici.
— Jehanne, écoute. Ton Faucheur n’est pas dupe. Il savait très bien qu’un jour ou l’autre il allait faire partie de la confrérie de saint Ernoul, patron des cocus.
— Non, laisse-moi, Sam ! C’est beaucoup plus grave. Nous n’aurions pas dû… tu n’as pas idée…
Jehanne le repoussa presque avec véhémence et, en sanglots, elle déboula en bas de la pente. Sam ne l’y suivit pas.
Elle courait, courait à en perdre tout souffle. Elle franchissait chaque lieue comme une naufragée. Rejoindre le campement où un nuage de fumée sale s’effilochait encore ! Jehanne boitait à cause de la feuille de sauge qui s’était froissée dans sa chaussure. Elle ne voulut pas l’enlever. Elle avait oublié de reprendre la lanterne et sa coiffe.
La jeune femme erra sans but entre les foyers éteints, les restes de nourriture et les fêtards inertes, dont certains ronflaient bruyamment. L’horizon s’ourla peu à peu de rose. Des goélands au ventre doré surgissaient de nulle part et commençaient à survoler le site, fantasques, en quête de quelque bon morceau à chaparder. L’un d’eux alla même jusqu’à se percher sur la tête échevelée d’un dormeur qui le chassa en maugréant. Très loin à l’est, un unique petit nuage se fit offrir une somptueuse parure cuivrée.
Que faire désormais, après une nuit comme celle-là ? Où allait-elle bien trouver le courage de continuer comme si de rien n’était, de prétendre que rien de tout cela n’était arrivé ? Après avoir cédé à un moment de panique, Jehanne put prendre le temps de respirer, de réfléchir un peu. Elle sentait enfin ce que c’était que d’être une femme. Elle découvrait ce que c’était que d’être aimée. Sam avait savouré chacune de ses caresses d’une timidité presque virginale. Elle sentait encore en elle la pulsion créatrice de l’homme. Elle avait été une toile non encore peinte. Maintenant, les couleurs palpitaient comme cette aurore à laquelle se mêlaient à la fois chagrin et bonheur. Elle le savait et cela ne l’en rendait que plus fervente encore. Ils s’étaient mutuellement donné ce que chacun d’eux avait attendu toute sa vie.
À l’horizon, l’habit plumeux du petit nuage se transforma en or fondu tandis que le firmament prenait la teinte d’une pêche mûre. Jehanne avait l’impression d’assister au lever du jour pour la première fois de sa vie. En allait-il toujours ainsi lorsqu’on était amoureux ? On eût dit que le moindre détail devenait plus vivant, différent, en raison d’une acuité nouvelle qui lui avait jusque-là fait défaut. Cela ne pouvait être que celle d’un peintre musicien. Oui, si l’on y prêtait attention, les couleurs faisaient de la musique. Elle s’étira langoureusement en levant les bras bien haut.
— J’ai tout oublié là-bas, et mes cheveux dansent.
Elle rit tout bas de ne pas avoir remarqué avant à quel point la brise marine pouvait être agréable à sentir sous son jupon de mollequin* et dans sa chevelure libérée de sa prison d’étoffe. Elle se mit elle aussi à danser.
— Comme vous voilà heureuse ce matin, ma femme !
Jehanne fut stoppée net dans son élan et faillit trébucher. Hormis les mouettes, nul n’avait encore bougé dans le campement. Sauf lui. Depuis quand était-il là ? Elle rougit en y songeant.
— Oh ! Louis ! dit-elle dans un souffle, ses bras s’abaissant.
Sa silhouette noire tranchait plus que
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