Le salut du corbeau
pleine forêt, loin de tout sentier, avant de trouver l’endroit. C’était une espèce de creux au milieu d’une futaie au feuillage cuivré. Il devait s’agir du site de quelque ancien culte païen : des rochers moussus avaient été érigés en forme d’autel, et plusieurs autres pierrailles encerclaient cette vague clairière. Une brise triste, dépourvue de la moindre vertu lénifiante, souleva quelques feuilles mortes au pied du cairn. Elle les fit tournoyer à ses pieds et caressa son visage.
Jehanne était venue là. Elle le lui avait dit lors d’une rencontre clandestine, organisée avec des noix déposées dans le même arbre complice de leurs amours passées. Cette rencontre n’avait duré que quelques minutes. Elle lui avait aussi dit tout le reste : comment, à plusieurs reprises, elle avait grimpé tout en haut du cairn pour se jeter en bas. Elle avait failli se fouler une cheville et cela n’avait servi à rien. Le petit était bien accroché. La jeune femme l’avait informé que, pour le moment, seule la vaillante Margot savait – par accident bien sûr. Elle n’avait pu oublier l’objet en bois qu’elle avait un jour trouvé dans les effets personnels de Louis, peu avant la nuit de noces. De plus, l’absence de certains linges qui, normalement, revenaient à la lessive à intervalles réguliers, avait tôt fait d’éveiller les soupçons de la gouvernante ; elle avait été la seule à remarquer ce détail. Peu après, elle avait fait à Jehanne une étrange requête : elle lui avait demandé, en secret, d’insérer une gousse d’ail dans son col utérin, prétextant que c’était excellent contre les maux de ventre dus aux règles. La jeune femme n’avait pas fait objection à cela et avait obtempéré sans se douter de rien, et lorsque Margot s’était rendu compte que l’haleine de Jehanne sentait l’ail quelques heures après qu’elle se fut administré ce remède inusité, tout doute fut écarté :
— Elle n’est pas bréhaigne*, avait-elle assuré aux autres domestiques.
Tel avait été le but de Margot, qui était persuadée que l’haleine d’ail était concluante (37) . Elle avait dit à Jehanne :
— Mais, Jeannette, pourquoi pleurer ? Tout ira bien, ma tourterelle. Je suis là, vous savez. J’ai été sage-femme dans mes jeunes années. C’est là une bénédiction de la Providence ! Depuis le temps que vous attendiez, vous et votre mari. Le Tout-Puissant sait à quel point le brave homme a besoin d’un si grand bonheur !
— Et lui, le sait-il ? lui avait demandé Sam, ayant arraché Jehanne au souvenir de l’innocente réaction de Margot.
— Non, mais ce n’est qu’une question de temps avant qu’il ne s’en aperçoive.
— Es-tu bien sûre de ce que tu dis, Jehanne ?
— Oui. Je ne garde rien. Mais mon ventre s’arrondit et je commence à me sentir à l’étroit dans mes vêtements. J’ai tout essayé. Des potions, même de l’ergot…
— De l’ergot ? Pour quoi faire ?
Jehanne n’avait pas répondu que c’était pour faire passer l’enfant. Un groupe de pinsons avait filé devant eux après avoir picoré par terre. Ils étaient allés se dissimuler dans le feuillage encore dense de la futaie.
— Mais ce n’est pas ce que je te demande, avait repris Sam avec amertume. Je veux dire, comment peux-tu en avoir la certitude ? Il a autant de chances que moi d’être le père.
— Il ne l’est pas.
— N’est-il donc pas assez homme pour bien te servir au lit ?
— Tais-toi, Sam ! Tais-toi, sinon je crois bien que je vais me mettre à te haïr.
Les iris couleur de pluie s’étaient posés sur le visage de l’Écossais d’une manière telle qu’il n’allait jamais oublier, endeuillés à l’avance d’une perte qui ne s’était pas encore produite. Jehanne avait dit d’une voix adoucie, déjà lointaine :
— Ne me demande pas comment je le sais. Mais j’en suis sûre. C’est tout.
— Que vas-tu faire ?
— Je t’ai dit tout ce qu’il fallait que tu saches. Le reste ne regarde que moi.
— C’est chez une avorteuse que tu t’en vas, c’est ça, hein ?
— Ça suffit. Maintenant, écoute-moi. Il faut que tu partes. Je t’en prie. Va-t’en au plus vite et ne cherche plus à me revoir. Nous sommes tous les deux en danger.
— Non, Jehanne, attends !
Mais elle s’était retournée, avait arraché sa main glacée à la sienne qui avait cherché à la retenir pour un instant
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