Le salut du corbeau
est enraciné dans ce pouvoir que l’on m’a remis. Et ce pouvoir exige la destruction. Alors, je détruis.
— Je souhaite vous aider, mon fils, dit Lionel, doucement.
— De l’aide, je n’en ai pas besoin. Fichez-moi la paix ou je vous colle une raclée.
— Louis, souffla Jehanne.
Mais il l’interrompit :
— Vos beaux discours sentent le remiage*, espèce de prophète à la manque. On les connaît par cœur. Et, à propos de remiage*, j’ai du travail qui m’attend au verger, et vous feriez bien de m’y accompagner si vous n’avez rien de mieux à faire que de vous attarder sur vos bêtises comme une mouche sur une merde !
Il donna un coup de poing sur la table. Jehanne, pétrifiée, sursauta. Louis sortit en claquant la porte. Elle sursauta encore. La maison fut de nouveau silencieuse. Après un moment, Lionel reprit la parole :
— Je suis désolé, ma fille.
— Ce n’est rien, mon père.
— C’est mal, ce que j’ai fait là. Mal et, qui sait, peut-être dangereux. Il y a de quoi ébrécher la bravoure d’un homme. Je n’aurais pas dû le pousser ainsi jusque dans ses derniers retranchements.
— Il n’aime pas parler de ces choses-là, vous le savez bien.
— Peut-être qu’il n’aime pas en parler, mais il les fait, ces choses. C’est cela que je veux essayer de comprendre.
Jehanne se leva à son tour.
— Nous ferions mieux d’y aller. Il nous attend.
— Quoi ? Mais non, il m’attend, moi. Tu n’as pas à aller t’éreinter dans ce verger, Jehanne. Il ne te l’a pas demandé.
— Le père a raison, Jeannette. Je ne vous trouve pas bonne mine, depuis quelque temps, dit Margot qui avait choisi le moment opportun pour réapparaître.
— Raison de plus. Peut-être qu’un peu de grand air me fera du bien. Tenez, je vais emporter un brin de raccommodage et je travaillerai à l’ombre. Ainsi je ne me fatiguerai pas.
— Dans ce cas…
Personne n’était dupe. Si elle y allait, c’était pour surveiller ses deux hommes.
Une fois en route vers le verger avec le père Lionel, son panier au bras, Jehanne dit :
— J’ignore comment il fait pour ne pas en tomber malade.
— Quelqu’un l’a jadis beaucoup aidé à museler sa conscience.
— Vous croyez ? Qui ?
— Je préfère ne pas en parler. C’était un homme mauvais. Or, il n’est plus.
— C’est lui qui a tué cet homme, n’est-ce pas ?
Lionel s’arrêta et elle aussi.
— Juste ciel. Je suis affligé d’une fâcheuse tendance à oublier à quel point tu peux être perspicace. Impardonnable lacune ! Oui, ma fille, tu as vu juste. Il s’est vengé de cet homme à titre personnel.
La jeune femme frissonna. Elle se demanda s’il s’agissait de la même personne qui avait torturé son mari.
— Était-ce… un proche ? Un parent ? Un ami ?
— Pourquoi veux-tu savoir cela, Jehanne ?
— Pour rien…
Elle se remit en marche et lui aussi. Il reprit :
— La loi du talion est une puissante arme forgée par l’âme humaine ; et qui plus est, elle se voit soutenue par l’Ancien Testament : « Œil pour œil, dent pour dent. » Être quitte est la meilleure vengeance, nul ne peut nier cela. Voilà qui justifie la simplicité réaliste de la peine de mort et son apparente honnêteté. Et d’ici à ce que notre monde se dispose à enfin comprendre le sens de la nouvelle loi qui est celle du Christ, il continuera à se dégrader en ayant recours aux bourreaux. Car là où la vie ne vaut déjà pas grand-chose, elle se met à valoir encore moins.
— À force d’errer ainsi parmi les morts, Louis a du mal à vivre parmi les vivants.
— De tous les hommes, mires*, soldats, et même nous autres prêtres, le bourrel* est celui qui vient le plus près de franchir le fil ténu séparant la vie et la mort. Par conséquent, il devient porteur des deux mondes. C’est la raison pour laquelle ces gens nous répugnent et nous fascinent tout à la fois. Ils vont là où personne d’autre n’est en mesure d’aller.
Un cœur de pomme fraîchement rongé atterrit aux pieds du moine. Louis s’en venait vers eux, une joue gonflée par une grosse bouchée de fruit qu’il mâchait furieusement. Il projeta involontairement un peu de pulpe hors de sa bouche lorsqu’il dit :
— Alors, quoi ! Si vous y mettez juste un peu plus de temps, peut-être que vous serez là pour m’aider quelque part vers la Noël.
*
Il avait dû parcourir au moins trois lieues en
Weitere Kostenlose Bücher