Le salut du corbeau
Jeannette, c’est très mal de parler de ces choses-là avant la naissance, parce que ça porte malheur ! »
Ils s’esclaffèrent et reprirent ensemble la direction du manoir en chantant, bras dessus, bras dessous. Lionel examina ses semelles d’un œil navré et dut se résoudre à abandonner ses sandales à la porte. Cela eut l’heur d’épargner au plancher les traces de boue, mais non pas les flaques qu’ils semèrent sur leur passage et que Blandine s’empressa d’essuyer derrière eux, au cas où Margot, qui était au moulin avec les autres, ne s’avisât d’être de retour trop vite.
— Mon père, voulez-vous bien me dire ce que vous faisiez dehors par un temps pareil, sous la pluie battante, si vous n’aviez pas de cérémonie à faire au village ?
— Qui t’a affirmé que je n’en avais pas, ma bonne Blandine ? Sache que j’avais un urgent besoin de l’élément liquide pour protéger ma vieille caboche de la surchauffe. Et comme les éviers sont extrêmement prosaïques, surtout lorsqu’il y traîne de la vaisselle, j’ai préféré sortir prendre un peu l’air. Ah, merci bien, chère enfant, poursuivit-il à l’adresse de la servante qui leur avait apporté des touailles* et des vêtements secs.
Il éprouva quelque difficulté à enlever sa coule trempée qui lui adhérait à la peau. Il s’épongea en hâte et enfila une chemise de nuit toute simple qui devait appartenir à Louis.
— Il est charmant, ce petit bouton en bois qu’il suffit de passer dans l’œillet pour fermer l’amigaut*. Hélas, Jehanne, la stature de ton mari fera en sorte de m’empêcher de lui confisquer ce vêtement original pour mon usage personnel. Comme c’est regrettable.
— Pourquoi ? Parce que c’est trop grand pour vous ? demanda Blandine, moqueuse.
— Tiens donc, c’est ma foi vrai. Regardez comme je flotte dedans. Mais je songeais plutôt au danger que représente la stature dudit mari…
Un amas de boucles mouillées appartenant à Jehanne émergea de l’encolure d’une chemise noire, qui appartenait elle aussi à Louis. Blandine fit un clin d’œil à la jeune femme hilare.
— Oh, qu’il n’aimera pas ça ! Mais il doit être resté au village comme un bon garçon, au lieu de se promener comme vous autres quand il pleut des cordes.
Pendant que la servante aidait Jehanne à éponger ses longs cheveux, Lionel s’éclipsa dans la cuisine. Un cri scandalisé suivi de véhémentes protestations leur fit lever la tête à toutes deux. Les battants s’ouvrirent sur un Lionel piteux, qui se protégeait le dessus de la tête à deux mains. Il vint se rasseoir avec elles et dit à Blandine :
— Ta mère n’a pas suivi les autres au moulin. Elle n’apprécie pas ma tenue. Elle s’est emparée du balai et m’a flanqué à la porte. Je reviens donc humblement te demander l’aumône. Tu as bien quelque boisson chaude dont tu peux disposer ?
— Cher père Lionel. J’ai de l’hypocras*.
— Va pour l’hypocras*.
La porte d’entrée s’ouvrit sur un Louis trempé jusqu’aux os. Il repoussa d’une main les longues mèches dégoulinantes qui lui bouchaient presque la vue.
— Un bon garçon, hein ? pouffa Lionel.
— Attendez-moi, maître, je reviens de suite, dit Blandine, qui courut à nouveau dans la cuisine pour pêcher dans un grand panier qui se vidait peu à peu d’autres vêtements secs et une nouvelle serviette.
Gênée de sa propre audace, elle n’alla pas jusqu’à lui mettre la serviette sur la tête. Elle la lui remit bien pliée, avec, par-dessus, l’une des robes de nuit de Jehanne.
— Que voulez-vous, ces deux-là vous ont volé vos chemises de sur le dos, dit-elle.
Cette fois, même Margot ne put s’empêcher de rire.
— Je vois ça, dit Louis.
Comme Jehanne l’avait prévu, il n’exprima pas ouvertement son désaccord à ce sujet. Il se fit remettre l’un de ses ensembles noirs et alla se changer dans la chambre.
Lorsque Louis fut de retour, un bolet d’hypocras* l’attendait à sa place. Il s’assit et se mit à le siroter, apparemment sans s’étonner de l’humeur festive des autres. Jehanne, en tendant la main vers un bol que Blandine avait posé sur la table, remarqua :
— Hum, des dragées. Qui les a mises là pour me tenter alors que le carême s’achève ?
Elle croqua bruyamment une friandise.
— Tant pis, je pèche. J’en ai trop l’eau à la bouche.
— Parlant de bouche, la vôtre est
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