Le Sang d’Aphrodite
très reluisant ici, mais tu ne cours aucun danger, déclara le garçon avec assurance.
Nadia acquiesça, tirant nerveusement sur le voile de sa coiffe. Malgré la chaleur étouffante, Philippos serra sa cape autour de lui afin de dissimuler son caftan de soie et son poignard. Une souillon s’approcha, s’essuyant les mains sur son tablier crasseux. Le garçon commanda deux coupes d’hydromel avant de se tourner vers Nadia. Celle-ci avait perdu son expression désemparée. Les yeux brillants de curiosité, elle examinait un client assis de l’autre côté de la salle. Philippos suivit son regard. Il s’agissait d’un jeune homme aux boucles noires et au collier de barbe taillé à la mode de Tsar-Gorod 3 . Le col ouvert de sa tunique laissait voir un cou puissant. Il avait un profil semblable à ceux gravés sur des médailles antiques.
— Serait-ce un de tes soupirants ? s’enquit Philippos tandis que la servante disposait devant eux deux grandes coupes de bois.
— Il ressemble à s’y méprendre à Kassian, un ami à moi. Il a les yeux d’un bleu incroyable… Il est fort séduisant, tu ne trouves pas ?
— Il est surtout soûl comme une grive, constata le garçon. J’ignore ce qu’il boit, mais, à en juger par son teint, il a commencé il y a longtemps !
Comme pour donner raison à Philippos, le beau ténébreux laissa retomber sa tête bouclée sur sa poitrine. À cet instant, une ribaude à la tignasse blonde surgit près de lui et s’installa sur ses genoux. Le jeune homme s’éveilla en sursaut et leva ses paupières rougies et gonflées par l’alcool.
— À boire ! beugla-t-il en brandissant son gobelet.
Tandis que la servante accourait vers lui pour emporter le pichet vide, il glissa la main sous la jupe de la fille. Soudain, comme s’il sentait le regard de Nadia, il se tourna vers elle et la détailla d’un air insolent.
— Si tes soupirants sont à l’image de ce bellâtre, murmura Philippos, je n’ai pas besoin d’être jaloux.
Cependant, d’autres hommes, intrigués par l’attitude du jeune ivrogne, dévisageaient Nadia. Un géant à la barbe noire et hirsute se mit debout et esquissa un pas dans leur direction, adressant à Nadia un geste impudique. Celle-ci poussa un cri effrayé et courut vers la porte.
— Espèce de malotru ! Je vais t’apprendre à te conduire avec les dames ! lança Philippos.
Montrant son poing au moujik barbu, il se précipita derrière Nadia. Une fois dehors, il rattrapa la jeune fille. Heureux de se retrouver à l’air libre, ils partirent tous deux d’un éclat de rire.
— Ah ! Il était beau, ton amoureux ! persifla Philippos.
— Ce rustre n’a rien à voir avec Kassian, l’ami en question ! Lui aussi a une belle apparence : cheveux noirs, yeux turquoise… De plus, il est très riche.
— Ce qui n’est pas pour te déplaire.
— Cela plaît surtout à mon père, rétorqua Nadia. Kassian n’est pas de condition noble, mais il mène une vie de grand seigneur. C’est un Grec de naissance. Il a une tante très fortunée qui vit à Tsar-Gorod. Elle lui envoie des présents magnifiques !
— Moi aussi, je suis né de parents grecs, observa Philippos. C’est ma mère qui m’a élevé. J’avais douze étés quand elle est morte, à cause d’une malédiction qui pesait sur un antique trésor… Bref, le boyard Artem a fini par démêler cette affaire mystérieuse et sanglante 4 , conclut-il. C’est alors qu’il m’a adopté.
Nadia lui jeta un coup d’œil de sympathie. En silence, ils arrivèrent sur la plus grande place de la ville. Ils se trouvaient près de la cathédrale du Saint-Sauveur, bâtie à l’endroit le plus élevé de la berge de la Desna. Ils s’arrêtèrent pour embrasser du regard la marée humaine où vacillaient des dizaines de petites lumières. Philippos enlaça Nadia par les épaules. Ils se dirigèrent vers les tréteaux où des comédiens ambulants se tordaient en postures grotesques devant un public hilare.
Soudain, Philippos s’arrêta net. Un homme pressé venait de le frôler sur son passage, avançant à grands pas dans le bruissement soyeux de ses vêtements.
— Tu as senti son parfum ? interrogea le garçon.
Nadia acquiesça, humant la fragrance délicieuse que l’inconnu avait laissée dans son sillage. Ils scrutèrent la forme sombre qui s’éloignait. La tête masquée par un capuchon, l’homme portait une longue cape noire qui drapait sa silhouette avec
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