Le Sang d’Aphrodite
vers eux dans l’espoir de saisir quelques bribes de conversation. Avant qu’il n’ait pu s’approcher, la mère abbesse leva la main pour esquisser trois signes de croix en guise de bénédiction. Igor s’inclina et se fondit dans la foule.
Le garçon ne savait s’il devait suivre le boyard ou aborder la moniale, quand, soudain, un vieux chariot à ridelles chargé de foin surgit au milieu de la chaussée, roulant à tombeau ouvert. Il était conduit par un moujik à la barbe grise, vêtu d’une tunique rapiécée. Apercevant la carriole des religieuses, il tira brusquement sur les rênes, mais il la heurta quand même au passage. La voiture pencha de côté et les deux femmes poussèrent des cris d’effroi.
Philippos traversa la chaussée et se précipita vers la carriole. L’une des sangles retenant les marchandises s’était défaite, laissant glisser à terre un rouleau de gros drap, quelques cassolettes métalliques et une caisse en planchettes de bois. Celle-ci s’était ouverte sous le choc, et des dizaines de bougies de cire vierge s’étaient éparpillées sur le sol. Le vieux moujik responsable de l’incident fit claquer son fouet au lieu de s’arrêter. Sa rosse efflanquée s’élança à vive allure et le chariot de foin s’éloigna dans un tourbillon de poussière.
Un autre paysan, témoin de la scène, courut vers le cheval attelé à la carriole et entreprit de le calmer. La jeune sœur lui passa les rênes et quitta son siège, tandis que Philippos ramassait les objets qui gisaient dans la poussière. La nonne se joignit à lui et le gratifia d’un sourire qui creusa de charmantes fossettes dans ses joues rondes. La supérieure descendit d’un air majestueux pour les observer et donner des ordres pendant qu’ils réparaient les dégâts. Quand ce fut fait, Philippos vint la saluer. Il déclina son identité, sans oublier de préciser que son père était le conseiller privé du prince. La jeune nonne prit alors la parole pour terminer les présentations.
— Voici la mère supérieure Théodora, et moi, je m’appelle sœur Veronika, déclara-t-elle en souriant de plus belle. Je suis la cellérière et j’accompagne souvent mère Théodora pour acheter des provisions en ville, ainsi que lors de la collecte des redevances sur nos terres. Tu as sûrement entendu parler de notre monastère, aimable boyard : celui de la Vraie Croix, situé non loin de la porte nord de Tchernigov.
— Certes, mentit Philippos, et je connais de réputation la très savante mère Théodora, dont l’érudition n’a d’égale que sa vertu… Tiens, le noble Igor que j’ai aperçu tout à l’heure avec toi, ma mère, ne tarit pas d’éloges sur ta personne et le saint lieu que tu gouvernes !
L’abbesse haussa les sourcils et eut un sourire contraint.
— Tu m’en vois agréablement surprise. Je connais bien le boyard Igor : c’est mon frère ! Cela dit, j’aurais préféré qu’il consacrât plus de temps à la prière qu’aux conversations mondaines.
Philippos écarquilla les yeux. Cette religieuse altière – qui devait gouverner son abbaye d’une main de fer – et le volage Igor ? On ne pouvait imaginer deux tempéraments plus contradictoires !
Cependant, l’abbesse remercia cérémonieusement Philippos. Celui-ci cherchait quelque prétexte pour prolonger l’entretien quand il remarqua une bougie restée sur le sol, à moitié cachée par la roue de la carriole.
— Un instant, ma mère ! s’écria-t-il.
Il s’agenouilla, passa la main derrière la roue et ses doigts se refermèrent sur la chandelle. Comme il se relevait d’un bond, il sentit quelque chose glisser de sa poche et tomber à terre. C’était l’aryballe du meurtrier aux aromates ! Le flacon roula pour s’immobiliser à quelques pouces de Théodora. Philippos leva les yeux vers elle… et se figea de stupeur. Le visage encadré par la coiffe noire était livide. L’abbesse fixait la fiole avec une expression de terreur, comme si elle avait été pétrifiée par le regard du basilic.
— Quelque chose ne va pas, ma mère ? s’enquit le garçon.
Elle l’observa pendant qu’il ramassait l’objet.
— Comment ? articula-t-elle. Oh, ce n’est rien ! Ce flacon me rappelle, disons, les folles années de ma jeunesse.
L’instant d’après, elle s’était ressaisie et poursuivit d’un ton léger :
— Oui, je me souviens de ce petit vase à parfum décoré à la grecque. Cela a
Weitere Kostenlose Bücher