Le sang de grâce
de
l’apothicaire que lorsque cette dernière se signala d’un toussotement. La
fournière se tourna d’un bloc et se renfrogna encore davantage. Annelette se
fit la réflexion qu’elle était décidément disgracieuse, dans tous les sens du
terme. Courtaude et massive, Sylvine Taulier semblait taillée d’un bloc sans
cou, piqué de jambes et de bras musculeux. Son visage, aussi carré que son
corps, évoquait celui d’un déplaisant batracien à peau épaisse et constamment
luisante. Deux petits yeux globuleux, toujours sur le qui-vive, complétaient ce
tableau peu avenant. À la vérité, la particularité physique qui hérissait le
plus Annelette était sans conteste la voix de la fournière. Une voix forte mais
criarde et aiguë qui vous vrillait les tympans et vous donnait envie de grincer
des dents. Elle en fit une nouvelle expérience :
— Eh… Ma sœur Annelette ?
Me cherchiez-vous ?
Et pourquoi diantre irais-je traîner
dans cette remise à bois sans cette raison ? pesta l’apothicaire pour
elle-même en s’efforçant à l’amabilité :
— Certes, et je suis satisfaite
de vous avoir trouvée. Êtes-vous bien contente de votre réserve ?
s’enquit-elle en désignant des stères empilés avec soin.
— Ça, c’est à voir… M’en
manque, je le jurerais ! C’est que certaines sont nées dans la soie !
Elles ont toujours froid aux pieds ou aux mains, bougonna Sylvine. Et que je
t’ajoute des bûches et des souches dans les cheminées jusqu’à l’aube. Si un
jour je ne peux plus cuire le pain, faudra pas s’en plaindre, hein !
— Je compatis, concéda
Annelette, évitant d’argumenter qu’elles étaient entourées de forêts leur
appartenant et que des murets entiers montés de bûches y attendaient d’être
utilisés.
— Notre bonne mère était trop
douce et conciliante, voilà ce que je dis. Sa belle âme repose en paix, ça,
j’en suis certaine. Quand même, c’est pas un hôtel particulier pour dames de la
cour. C’est une abbaye de bernardines.
— Certes, encore. D’autant que
vous avez tant de travail, ma chère Sylvine, biaisa Annelette que son
inhabituelle diplomatie fatiguait déjà.
— Pour sûr, et bien heureuse
que quelqu’une s’en aperçoive ! asséna la fournière en hochant la tête
avec virulence.
Annelette abonda dans son
sens :
— Pensez, s’assurer que le bois
rentre, qu’il est bien sec, le faire empiler, chauffer les oreilles des
bûcherons qui le jetteraient à la va-comme-je-te-pousse afin d’en terminer au
plus rapide. Préparer la pâte, faire lever les pains, les cuire, ni trop, ni
trop peu, veiller là encore aux approvisionnements en farine de diverses
variétés… vraiment, quel labeur.
Sylvine Taulier se rengorgea,
songeant que, finalement, elle avait méjugé de l’apothicaire, qu’elle avait
jusque-là trouvée irascible et dédaigneuse. Grisée par ces compliments, elle
ajouta :
— Sans compter que c’est pas
toujours les mêmes pains. Entre le pain des pauvres, le pain de liesse, celui
d’ordinaire ou de messe, ça demande de l’organisation.
— Et le pain d’épeautre, de
froment, de méteil [83] …
— Et l’orge, l’avoine, le
millet qu’il faut mélanger en bonnes proportions !
— Et le seigle… vous oubliez le
seigle qui semble bien délicat de manipulation.
— Bah… Pas davantage que le
reste, rectifia Sylvine. D’autant qu’on l’utilise peu de la sorte. Je fais
surtout des pains de méteil. Le seigle, c’est un pain de voyage. Ça rassit
lentement. Et puis, c’est bien moins coûteux que le blé et ça tient au corps.
Surtout son goût marqué, un peu
aigrelet, dissimulait fort bien l’ergot, compléta Annelette mentalement.
— Vraiment ? Je pensais
pourtant que nous consommions du seigle en abondance. Tenez… N’en avez-vous pas
préparé peu avant le décès de notre bien-aimée mère ?
— Non.
— Je l’aurais parié.
Sylvine, que l’insistance de
l’apothicaire commençait d’agacer, lança d’un ton moins amène :
— Ben, vous vous seriez
trompée.
Tablant sur la faible jugeotte de
son interlocutrice, Annelette Beaupré feignit un petit air supérieur.
— J’ai fort bonne mémoire, ma
chère. Nul ne m’a jamais prise en défaut à ce sujet. Si donc je me souviens de
ce pain qui accompagnait notre soupe, c’est que j’ai raison.
Ulcérée que cette grande sauterelle
antipathique empiète sur son territoire et entende lui donner des
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