Le sang des Borgia
grandes portes de la salle s’ouvrirent toutes grandes. Quatre valets de pied apparurent et jetèrent sur le sol des noix d’or. « Mon Dieu ! » pensa César en regardant son père. Il venait de comprendre et en était horrifié.
— Geoffroi, lança-t-il à voix basse, ça suffit !
Mais il était déjà trop tard.
Au son des trompettes, son frère ouvrit une autre porte pour faire entrer vingt courtisanes nues, aux cheveux dénoués, à la peau huilée et parfumée. Chacune n’était vêtue que d’une bourse de soie rose accrochée à sa taille.
Déjà ivre, Geoffroi s’écria d’une voix forte :
— Ce que vous voyez sur le sol, ce sont des noix d’or. Ces jeunes personnes seront ravies de se pencher pour les ramasser, de telle sorte que vous puissiez les admirer sous un angle différent. Ce sera une expérience nouvelle… du moins pour certains d’entre vous.
Les convives éclatèrent de rire. César et Alexandre tentèrent de mettre un terme à la plaisanterie mais, ignorant leurs grands gestes, Geoffroi poursuivit :
— Nobles gentilshommes, vous pourrez les monter à votre fantaisie, mais attention, debout et par-derrière. Et à chaque fois, votre cavalière pourra ramasser une noix et la glisser dans sa bourse. Il va sans dire qu’elles leur reviendront, à titre de récompense pour le plaisir qu’elles vous auront donné.
Les courtisanes, se penchant, commencèrent à remuer d’opulents fessiers sous les yeux des invités. Ercole d’Este blêmit, offusqué par un tel étalage de vulgarité.
Et pourtant, un par un, les nobles aristocrates romains se levèrent et, quittant leur table, s’approchèrent des courtisanes. Tous n’étaient pas en état de les satisfaire, et certains se contentèrent de les pétrir avec enthousiasme.
C’était là le genre de divertissement qu’Alexandre avait apprécié dans sa jeunesse ; aujourd’hui, pourtant, il se sentait mortifié, car tout cela, vu le lieu et l’occasion, était parfaitement grotesque. De surcroît, chacun y verrait un témoignage édifiant du manque de raffinement – et de jugement – des Borgia.
Il s’approcha donc d’Ercole d’Este et tenta vainement de lui présenter ses excuses ; mais le duc, secouant la tête, lui dit que si le mariage par procuration n’avait pas déjà été célébré, il aurait tout annulé, quitte à risquer l’affrontement avec les Français ou l’armée de César – ducats ou pas ! Il est vrai qu’il les avait déjà encaissés ; il se contenta donc de quitter les lieux en marmonnant : « Quels rustauds ! »
Plus tard, César apprit une nouvelle qui le perturba davantage encore. On avait trouvé le corps d’Astore Manfredi flottant dans le Tibre. Or César lui avait accordé un sauf-conduit pour venir s’installer à Rome, et bien des gens penseraient qu’il n’avait pas tenu parole. Certains diraient qu’une fois de plus il s’était rendu coupable de meurtre, et personne n’ignorait que Don Michelotto était toujours à son service. Mais qui donc pouvait avoir assassiné le jeune homme ? Et pourquoi ?
Deux jours plus tard, le pape dit adieu à sa fille. Elle était triste de le quitter, même s’il lui avait causé bien des peines. Il tenta de se montrer plus jovial qu’il n’était, car Lucrèce lui manquerait :
— Si jamais tu es malheureuse, fais-le-moi savoir, et je recourrai à toute mon influence pour que cela change. Ne t’inquiète pas pour tes enfants, Adriana est parfaitement capable de s’en occuper, tu le sais.
— Père, soupira-t-elle, j’ai appris beaucoup de choses sur l’art de gouverner, mais je meurs de peur à l’idée d’aller là-bas, car je sais que personne n’y a d’affection pour moi.
— Ils seront vite aussi entichés de toi que nous le sommes ici. Tu n’auras qu’à penser à moi, et je le saurai. Et ce sera pareil pour toi chaque fois que je penserai à toi.
Il l’embrassa sur le front :
— Va ! Il n’est pas séant qu’un pape verse des larmes quand il perd un de ses enfants.
Allant à la fenêtre, il lui fit signe comme elle partait, et lança :
— Sois de bonne humeur ! Tout ce que tu désires te sera accordé !
Lucrèce partit pour Ferrare, accompagnée de près d’un millier de personnes, nobles, serviteurs, jongleurs. Les aristocrates allaient à cheval ou dans des carrosses. Elle-même montait un petit poney espagnol, richement caparaçonné, à la selle et à la bride cloutées d’or. Les autres
Weitere Kostenlose Bücher