Le sang des Borgia
par une partie de chasse. Le droit canon l’interdisait au pape ; aussi celui-ci s’abritait-il derrière ses médecins, qui lui recommandaient de prendre de l’exercice. Il faisait d’ailleurs bien d’autres choses interdites, qui lui plaisaient encore davantage. Son valet lui ayant fait remarquer qu’il portait des bottes rendant impossible à ses sujets de lui baiser les pieds, il répondit en plaisantant qu’au moins les chiens de meute ne pourraient lui dévorer les orteils !
Autour du pavillon de chasse, un large espace avait été enclos à l’aide de poteaux de bois et de toile forte, formant une sorte d’enclave où le gibier se retrouvait prisonnier : chaque matin, on jetait à l’entrée des morceaux de viande crue pour attirer les bêtes sauvages, qui se voyaient ainsi prises au piège.
Les chasseurs se rassemblèrent comme l’aube se levait. Ils burent une tasse de vin de Frascati pour se réchauffer, puis Alexandre agita la bannière papale. Au son des trompettes et des tambours, on ouvrit la porte de l’enclos : les animaux qui y étaient prisonniers – cerfs, loups, sangliers, lièvres, porcs-épics – se ruèrent en avant, croyant recouvrer la liberté. Ils se heurtèrent aussitôt aux chasseurs qui, armés de lances et d’épées – voire de haches pour les plus sanguinaires –, se jetèrent sur eux sans pitié.
Lucrèce et Sancia, ainsi que leurs dames de compagnie, s’étaient installées sur une estrade surélevée, qui leur permettait d’assister sans danger à la boucherie. Lucrèce se couvrit les yeux de la main et détourna la tête, révulsée : le destin des pauvres bêtes prises au piège lui rappelait trop le sien. Sancia, en revanche, ne voyait pas si loin, et savourait le spectacle sans arrière-pensée, allant jusqu’à donner son mouchoir de soie à son beau-frère Juan pour qu’il le trempe dans le sang d’un sanglier. La cruauté du jeune homme, son besoin de se mettre en avant faisaient de lui le plus acharné chasseur de la famille. Il tint à montrer son courage en restant immobile face à la charge du sanglier ; puis il lui planta une lance dans le corps et l’acheva à coups de hache.
César parcourait le terrain de chasse à cheval, accompagné de deux de ses lévriers favoris. Cela lui suffisait, il ne faisait que semblant de chasser – et de surcroît ses pensées l’occupaient. Il enviait Juan : son frère pouvait mener une vie normale, bien remplie, il serait bientôt chef militaire ; César était prisonnier d’un poste de cardinal qu’il n’avait pas choisi. Il sentit monter en lui une telle haine pour Juan qu’il se la reprocha aussitôt. C’était interdit à un homme de bien, surtout à un prêtre – et par ailleurs c’était dangereux. Chef des armées pontificales, Juan aurait plus de pouvoir que tous les cardinaux réunis. César s’était donné bien du mal pour satisfaire son père, mais la vérité demeurait qu’Alexandre lui préférait toujours Juan.
Perdu dans ses pensées, il sursauta en entendant geindre un de ses lévriers et, s’avançant, vit qu’une lance clouait au sol le magnifique animal. Mettant pied à terre, il aperçut son frère, dont un rictus farouche défigurait le visage avenant. César comprit aussitôt : Juan avait manqué le cerf qu’il visait et touché le lévrier. L’espace d’un instant, il crut bien que c’était exprès ; mais son frère vint à sa hauteur et s’excusa :
— Je t’en offrirai deux pour remplacer celui-là !
César contempla la lance plantée dans le corps de l’animal et se sentit envahi par une rage meurtrière.
Puis il vit son père se diriger à cheval vers un sanglier pris dans un enchevêtrement de cordes et qui n’attendait plus que le coup de grâce. Alexandre passa à hauteur des deux frères en leur lançant : « Le travail est déjà fait, il faut que j’en trouve un autre ! Puis il éperonna sa monture, se dirigeant vers une proie un peu moins facile. D’autres cavaliers se lancèrent à sa poursuite, inquiets de le voir aussi hardi ; mais le pape avait déjà planté sa lance dans le flanc d’un autre sanglier, lui infligeant une blessure mortelle ; après quoi il lui perça le cœur à deux reprises. La bête eut un ultime sursaut et ne bougea plus. Les chasseurs se jetèrent sur sa dépouille et la mirent en pièces.
César suivit la scène, émerveillé de la force dont son père faisait preuve : il se sentit fier de lui. Si lui-même
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