Le sang des Borgia
qu’un masque, une façon de tromper son monde.
Juan prit sa main tandis qu’il la conduisait, sur un chemin envahi d’herbes folles, vers une clairière. C’est là que se dressait le pavillon, fait de troncs d’arbres grossièrement équarris, avec une cheminée de pierre.
— Ce n’est pas un endroit pour une princesse, dit Juan en souriant – après tout, elle était la fille du roi Alfonso de Naples.
— C’est charmant ! répondit-elle.
À l’intérieur, il fit du feu tandis que Sancia examinait la pièce, avec ses nombreux trophées d’animaux accrochés aux murs. Elle s’arrêta pour mieux voir les meubles, le lit pourvu d’un matelas de plumes ; le mobilier était de grande qualité, sa patine dorée révélait des années d’usage et de soin.
— Pourquoi ton père laisse-t-il cet endroit meublé, s’il ne s’en sert plus ?
Juan, agenouillé devant la cheminée, leva les yeux et sourit :
— Il en fait encore usage à l’occasion, quand il reçoit de la visite et veut être seul… comme moi en ce moment.
Se levant, il traversa la pièce, l’attira contre lui en la prenant par la taille et l’embrassa.
— Je ne peux pas ! protesta-t-elle. Geoffroi…
Il la serra d’encore plus près et murmura d’une voix rauque :
— Geoffroi ne fera rien du tout ! C’est un incapable !
Juan, s’il détestait ses frères, avait un certain respect pour l’intelligence et la force de César. Mais le cadet ne lui inspirait que du mépris.
Il poussa la jeune femme vers le lit tout proche.
À la faible lueur du feu de bois, les longs cheveux noirs de Sancia, étalés sur l’oreiller, la rendaient particulièrement séduisante. Levant sa jupe de satin blanc, il se jeta sur elle. Elle geignit quand il la pénétra, sans pour autant résister ; bien au contraire, elle l’embrassa avidement. La vigueur de Juan fit bientôt oublier à la jeune femme toute volonté de se défendre.
Ce soir-là, le pape et sa famille dînèrent très tard en plein air, sur les bords du Lac d’Argent. Des lanternes de couleur étaient accrochées aux arbres, des torches enflammées à de grands poteaux. Le gibier tué le matin même était assez abondant pour nourrir la centaine de convives ; il resterait même de quoi offrir aux pauvres des villes voisines.
Musiciens et jongleurs charmèrent l’assistance, puis Juan et Sancia se levèrent pour chanter un duo.
Assis à côté de Lucrèce, César se demanda quand son frère et sa belle-sœur avaient pu trouver le temps de répéter, car ils chantaient superbement. Geoffroi, sans y voir malice, applaudit des deux mains. Était-il vraiment aussi sot qu’il en avait l’air ?
Alexandre aimait passionnément la chasse, les plaisirs de la table, les jolies femmes et les échanges d’idées. La pièce qui suivit le banquet lui donna l’occasion de discourir. L’un des acteurs avait eu l’audace d’y insérer un dialogue dans lequel un noble appauvri se demandait comment Dieu pouvait infliger à ses fidèles d’aussi terribles épreuves : incendies, épidémies, famines… Comment pouvait-Il laisser des enfants innocents subir d’horribles cruautés, et surtout permettre à l’homme, créé à Son image, de faire souffrir ses semblables ?
Alexandre releva le défi. Entouré de parents et d’amis, il s’abstint de recourir aux Saintes Écritures et préféra répondre comme un philosophe grec l’aurait fait à un marchand florentin :
— Si Dieu avait promis le paradis sur terre, celui du ciel n’aurait aucun attrait ! Comment mettre à l’épreuve la sincérité et la foi des hommes ? Sans le purgatoire, il n’y aurait pas de paradis. Les hommes trouveraient tant de moyens de se tuer entre eux que la terre serait dépeuplée. Ce qu’on acquiert sans souffrance n’a pas la moindre valeur, ce qu’on fait sans difficulté ne compte pas. L’homme deviendrait un tricheur jouant avec des dés pipés. Il serait à peine supérieur au bétail. Sans ces obstacles que nous appelons des infortunes, quels plaisirs pourrait nous donner le paradis ? Non, de telles épreuves sont le signe de la bonté de Dieu, de Son amour pour l’humanité. Ce que les hommes se font les uns aux autres n’est pas de Son ressort. Nous en sommes tous responsables, et nous le paierons au purgatoire.
— Alors, Père, qu’est-ce que le mal ? demanda Lucrèce, toujours portée aux spéculations.
— Le pouvoir, mon enfant, répondit le pape. Il est de notre
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