Le sang des Borgia
– et je ne voudrais pas condamner mon âme aux tourments de l’enfer.
Le pape le regarda droit dans les yeux :
— Jeune, j’étais comme toi. Personne n’aurait cru qu’un jour je deviendrais pape. Mais j’ai travaillé, quarante ans durant, à devenir un homme meilleur, un meilleur prêtre. Cela pourrait t’arriver aussi.
— Je ne le désire pas.
— Et pourquoi pas ? Tu aimes le pouvoir, l’argent… En ce monde, il faut lutter pour survivre. Avec tes dons, tu pourrais donner à l’Église la prééminence qui lui revient. Aurais-tu sur la conscience un crime t’empêchant de la servir ?
César comprit : son père désirait connaître la vérité sur ses rapports avec Lucrèce. Mais, s’il avouait tout, jamais Alexandre ne lui pardonnerait. En fait, sans doute voulait-il qu’on lui mente, mais de manière convaincante…
— Oui, dit-il, un grand crime. Mais, si je te le confesse, tu me condamneras.
Le pape se pencha en avant, le regard dur. César comprit qu’il avait partie gagnée, et ne put s’empêcher d’éprouver un sentiment de triomphe à l’idée qu’il allait se montrer plus fin que son père.
— Il n’y a rien que Dieu ne puisse pardonner, déclara celui-ci.
— Je ne crois pas en Dieu, répondit César d’une voix douce. Je ne crois pas au Christ, à la Vierge ou aux saints. Alexandre parut stupéfait, puis reprit :
— Bien des pécheurs disent la même chose, parce qu’ils ont peur du châtiment après leur mort. Ils tentent donc d’échapper à la vérité. Il y a autre chose ?
César ne put s’empêcher de sourire :
— Oui. Fornication… amour du pouvoir… meurtre, mais seulement de nos ennemis… Mensonges… Tu les connais déjà tous ! À part cela, non, il n’y a rien.
Le pape prit les mains de César dans les siennes et les étudia avec attention.
— Les hommes perdent la foi quand les cruautés du monde les submergent ; ils ne peuvent plus croire en la bonté divine. Ils doutent de l’existence de Dieu, refusent de se soumettre à l’Église. Mais la foi doit être ravivée par l’action, comme tant de saints l’ont fait. Je n’ai pas très haute opinion de ceux qui s’enterrent dans des monastères et réfléchissent pendant des années sur les mystères de l’existence. Ils ne font rien pour l’Église, ils ne l’aident pas à survivre dans le monde temporel. Ce sont des hommes comme toi et moi qui doivent s’en charger, même – ici Alexandre leva l’index – si nos âmes sont contraintes un moment de séjourner au purgatoire. Pense aux âmes à naître qu’il faudra sauver au cours des prochains siècles, qui trouveront le salut grâce à la puissance de l’Église ! Quand je prie, quand je confesse mes péchés, je me console d’avoir fait certaines choses. Que m’importent les humanistes, qui croient, parce qu’ils ont lu les philosophes grecs, que seule compte l’humanité ? Il existe un Dieu, tout-puissant, mais clément et compréhensif. Et il te faut croire en Lui. Vis avec tes péchés, confesse-les, mais ne perds jamais la foi, car il n’y a rien d’autre.
Ce discours édifiant laissa César de marbre. La foi ne résoudrait pas ses problèmes ! Il devrait lutter sur cette terre, faute de quoi sa tête s’en irait orner les murs de Rome. Il voulait avoir femme et enfants ; aussi lui faudrait-il mener une vie de pouvoir et de richesse, non se contenter d’appartenir au troupeau des impuissants. Et pour cela, il devrait accomplir des actes que le Dieu de son père lui reprocherait. Pourquoi donc croire en Lui ? À vingt-trois ans, il se sentait si plein de vie, si plein d’amour pour les plaisirs terrestres, qu’il ne pouvait pas croire à sa propre mort, bien qu’il ait été plus d’une fois confronté celle des autres.
Il baissa la tête.
— Je crois à Rome, père. Je donnerais ma vie pour elle, si tu me donnes les moyens de combattre en son nom.
Alexandre soupira. À quoi bon lutter ? Après tout, César pourrait être son arme la plus puissante.
— Alors, dit-il, il va nous falloir tracer des plans. Je te nommerai capitaine général des armées pontificales, tu reprendras le contrôle de nos États, et tu deviendras duc de Romagne. Un jour, nous unifierons toutes les cités d’Italie, si difficile que cela puisse paraître aujourd’hui ! Venise, où les hommes vivent dans l’eau, comme des serpents ; les sodomites de Florence ; Bologne, si arrogante, si ingrate envers l’Église…
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