Le sang des Borgia
Mais autant commencer par le commencement. Il faut que tu sois maître de la Romagne et, pour cela, tu dois d’abord te marier. D’ici quelques jours, nous convoquerons le consistoire cardinalice, et tu lui rendras ton chapeau. Ensuite, je te nommerai chef des armées. Ce que tu perds dans l’Église, tu pourras le regagner par la guerre.
César s’inclina. Il voulut baiser le pied d’Alexandre, mais celui-ci se déroba et dit d’un ton agacé :
— Aime davantage l’Église, et un peu moins ton père ! Témoigne de ton obéissance par des actes, non par des gestes ! Tu es mon fils et je te pardonnerai tes péchés.
Pour la première fois de sa vie, César fut enfin certain d’être maître de son destin.
Le soir où fut signé le contrat de mariage entre Alfonso d’Aragon et la fille du pape, ce dernier dit à Brandao :
— J’aimerais de nouveau entendre rire Lucrèce. Cela fait trop longtemps qu’elle est triste.
L’année précédente avait été très éprouvante pour sa fille, il espérait pouvoir y remédier afin de veiller à ce qu’elle lui demeure fidèle. Voulant la surprendre, il tint donc à ce qu’Alfonso arrive à Rome dans la plus grande discrétion.
Le jeune homme y pénétra donc un matin, accompagné de sept suivants seulement : ceux qui l’avaient accompagné depuis Naples – une cinquantaine d’hommes en tout – restèrent à Marino. Il fut accueilli par les émissaires du pape, qui le conduisirent sur-le-champ au Vatican. Après avoir pris soin de son apparence, il partit à cheval vers le palais de Santa Maria del Portico.
Lucrèce était à son balcon, à regarder des enfants jouer dans la rue en contrebas. C’était une belle journée d’été, elle songeait à son futur époux – son père lui avait appris qu’il arriverait sous peu. Elle découvrit qu’elle l’attendait avec impatience : jamais César n’avait décerné autant de compliments à qui que ce soit.
Puis soudain Alfonso parut. Lucrèce l’aperçut et son cœur se mit à battre comme cela ne lui était arrivé qu’une fois.
Elle sentit ses jambes se dérober sous elle ; Julia et une de ses dames de compagnie durent la soutenir.
— Gloire à Dieu ! s’écria Julia. C’est l’homme le plus beau que j’aie jamais vu !
Lucrèce resta silencieuse. C’est à ce moment que, levant les yeux, Alfonso la vit à son tour : lui aussi parut aussitôt frappé par la foudre, pétrifié comme par sorcellerie.
Pendant les six jours qui précédèrent le mariage, les deux jeunes gens assistèrent à des soirées et passèrent de longues heures à se promener dans la campagne, à courir les boutiques, se couchant tard et se levant tôt.
Comme une enfant, elle s’en fut voir Alexandre et le serra dans ses bras :
— Père, comment pourrais-je te remercier ! Si tu savais à quel point je suis heureuse !
Le cœur enfin joyeux, il répondit :
— Je veux que tu aies tout ce que tu puisses désirer… y compris les trésors les plus fous.
La cérémonie de mariage fut assez semblable à la première, pleine de pompe et de solennité. Mais, cette fois, Lucrèce prononça ses vœux avec allégresse, et c’est à peine si elle remarqua, au-dessus de leurs têtes, l’épée que brandissait le capitaine espagnol Cevillon.
Cette nuit-là, les nouveaux époux remplirent heureusement le contrat de mariage devant le pape, Ascanio Sforza et un autre cardinal. Puis, dès que le protocole le permit, ils se retirèrent à Santa Maria del Portico, où ils passèrent ensemble les trois jours et les trois nuits qui suivirent : ils n’avaient besoin de rien ni de personne. Pour la première fois de sa vie, Lucrèce connut la liberté qu’offre l’amour.
Une fois le mariage célébré, César s’enferma dans ses appartements du Vatican. La tête lui tournait, pleine d’idées et de projets relatifs à sa future carrière de général des armées du pape ; mais son cœur restait de pierre.
Il s’était dominé de son mieux pendant la cérémonie, paraissant même, déguisé en licorne – symbole de la chasteté et de la pureté ! –, dans l’une de ces pièces de théâtre qu’Alexandre aimait tant. Lucrèce et Alfonso avaient dansé devant le pape, qui aimait voir de jolies femmes, vêtues de leurs plus beaux atours, tourbillonner à l’occasion de ces danses espagnoles qui lui rappelaient son enfance.
César avait beaucoup bu ; au moins le vin lui rendait-il la soirée supportable. Mais,
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