Le sang des Borgia
l’unité des États pontificaux, car c’était un excellent stratège militaire. La seule question était de savoir s’il aurait la capacité de résister aux tentations du pouvoir. Connaissait-il la pitié ? Si ce n’était pas le cas, il pourrait sauver bien des âmes tout en perdant la sienne. Le pape s’en inquiétait.
Il y avait toutefois d’autres décisions à prendre, toutes sortes de détails administratifs fastidieux. Ce matin, un seul lui posait réellement problème. Il lui fallait décider du sort de Plandini, son secrétaire, convaincu d’avoir vendu des bulles papales. Il devrait également accepter ou refuser la canonisation d’un membre d’une très grande famille. Enfin, avec César et Brandao, il devrait réfléchir à ses projets d’unification militaire des États pontificaux.
Le pape était vêtu simplement, comme il convient à celui qui dispense des faveurs, et n’en demande pas. Sa soutane blanche n’était doublée que de soie rouge, il n’était coiffé que d’une mitre de lin et ne portait au doigt que l’anneau de saint Pierre.
Aujourd’hui, pour justifier ses actes, il devrait incarner l’Église miséricordieuse. Aussi s’était-il installé dans la salle de réception, aux murs peints d’effigies de la Madone, qui intercède auprès de Dieu au nom de tous les pécheurs.
Il avait enjoint à César de s’asseoir à ses côtés, voulant lui apprendre ce qu’est la pitié.
Steri Plandini était depuis vingt ans son plus fidèle serviteur. On l’avait pourtant surpris à rédiger de fausses bulles papales.
L’homme fut amené dans un fauteuil de prisonnier, immobilisé par des chaînes recouvertes d’étoffe, par respect pour le pape.
Alexandre ordonna qu’on le libère, puis qu’on lui serve un verre de vin : incapable de s’exprimer, il ne pouvait plus que geindre d’une voix rauque.
— Plandini, dit le pape d’une voix pleine de compassion, tu as été jugé et condamné. Tu m’as servi fidèlement vingt ans durant ; pourtant je ne puis te venir en aide. Tu as toutefois sollicité une audience qu’il m’était impossible de te refuser. Parle.
Plandini était un parfait bureaucrate : des yeux usés à force de lire des documents de toutes sortes, un visage un peu mou trahissant l’homme qui n’a jamais chassé ni porté d’armure, un corps maigre qui semblait disparaître dans le fauteuil. Il réussit à dire d’une voix faible :
— Saint-Père, ayez pitié de ma femme et de mes enfants, et ne les faites pas souffrir à cause de mes péchés.
— Je veillerai à ce qu’il ne leur soit fait aucun mal, répondit Alexandre. As-tu dénoncé tous tes complices ?
Le pape espérait en effet que l’homme donnerait le nom d’un cardinal qu’il détestait tout particulièrement.
— Oui, Saint-Père, chuchota Plandini. Je me repens de mes péchés, et je vous supplie, au nom de la Vierge, de me laisser la vie, que je puisse veiller sur ma famille.
Alexandre y réfléchit. Pardonner à cet homme encouragerait les autres à trahir sa confiance. Combien de fois, lui dictant des lettres, avait-il échangé avec lui des plaisanteries ? Un secrétaire parfait, un chrétien dévot…
— Tu étais bien payé. Pourquoi as-tu commis un tel crime ? Plandini, la tête dans les mains, tremblant de tous ses membres, répondit, au milieu des sanglots :
— Mes fils ! Mes fils ! Ils sont jeunes, écervelés, je devais payer leurs dettes ! Je voulais les garder près de moi, les ramener à la foi !
Le pape regarda César du coin de l’œil mais il demeurait impassible. Vraie ou fausse, la réponse était habile. Tout le monde à Rome savait quelle affection Alexandre avait pour ses propres enfants.
Baigné par la vive lumière qui passait à travers les vitraux, entouré de portraits de la Vierge, le pape sentit tout le poids de ses responsabilités. Ce jour même, l’homme prostré devant lui se balancerait-il à un gibet, désormais sourd et aveugle aux plaisirs de ce monde ? Ses cinq fils et ses trois filles en seraient accablés de chagrin – et réduits à la misère. Certes, ses trois complices devraient mourir, même s’il pardonnait à Plandini. Serait-il juste de le condamner aussi ?
Alexandre ôta sa mitre ; il ne pouvait plus en supporter le poids, si légère qu’elle fû. Puis il ordonna aux gardes d’aider le prisonnier à se lever, ce qui lui permit de voir son torse déformé, ses épaules tordues par la torture du
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