Le Secret de l'enclos du Temple
de l'Écorcherie, s'étendait la « Vallée de la misère », un entrelacs d'étroites ruelles coupe-gorge, sombres et infectes, bordées de masures difformes et affaissées, où vivotait une faune de gueux. Les bâtisses les plus proches de la Seine étaient édifiées sur des pilotis de bois emportés à chaque crue. Quant à l'autre côté, vers le Pont-au-Change, on y pataugeait dans une fange pestilentielle, mélange de sang provenant de la Grande Boucherie, de boue et de déjections d'animaux. De quelque endroit qu'on se tournât, l'air était écœurant et corrompu.
N'importe où dans Paris, les commissaires de police auraient fermé une gargote installée dans de telles conditions, la police étant chargée de l'hygiène. Seulement, la Tête-Noire était commode aux sergents ou archers qui pouvaient se restaurer et se désaltérer sans s'éloigner du Châtelet. Qui plus est, les oies rôties s'y révélaient délicieuses.
À cette heure, la Tête-Noire était déserte et les trois hommes mangèrent debout, accoudés à la tablette à l'échoppe, se désaltérant avec une chopine de vin prise à un marchand mitoyen. Gaston leur raconta le crime et leur expliqua la nature de leur travail : chacun d'eux interrogerait une liste de personnes et M. d'Alibert leur prêterait deux clercs pour prendre les dépositions. S'ils devaient questionner des femmes, Desgrais s'en chargerait.
*
Leur rapide repas terminé, ils partirent dans le carrosse de Saint-Fiacre pour l'hôtel d'Orléans. Le reste de l'après-midi, et la suite de la semaine, les interrogatoires se poursuivirent. Parfois, ceux-ci ne duraient que quelques minutes, à d'autres moments ils étaient plus approfondis. L'écriture de la lettre anonyme n'avait pas été reconnue par Goulas et Gaston interrogea plus longuement les domestiques barbus. Il y eut même un sentiment de triomphe quand Desgrais questionna un barbier chirurgien à l'épaisse barbe de trois pouces. Celui-ci reconnut avoir été présent au palais le soir de Noël, mais s'avoua incapable de se souvenir à quelle heure il en était parti.
Gaston le fit transférer au Châtelet. L'homme connaissait Paris, le valet assassiné, aussi s'intéressèrent-ils à son entourage. Son voisin était un apothicaire, barbu lui aussi, et sa femme admit s'être rendue au palais le soir de Noël pour porter de l'antimoine. Gaston les arrêta tous. Leur maison fut entièrement fouillée et ils furent interrogés au Châtelet en présence de Boutier et de Dreux d'Aubray, mais finalement il apparut que rien ne pouvait leur être reproché, sinon des coïncidences, et ils furent libérés au bout de quelques jours.
L'erreur leur avait fait perdre du temps. Les interrogatoires reprirent, mais le découragement commençait à se faire sentir.
55 L'Enfançon de Saint-Landry , dans L'Homme aux rubans noirs , éditions J.-C. Lattès.
56 La pistole valant environ dix livres, la somme citée dans ce billet (authentique) ne correspond pas aux douze mille livres volées, mais chez Guy Patin, qui a relaté cette affaire, la somme volée est parfois de dix mille livres et parfois de douze !
57 Cette lettre anonyme est authentique.
58 Un peu avant midi.
59 La verge des sergents était un bâton fleurdelisé, symbole du pouvoir royal, qu'ils portaient lorsqu'ils faisaient régner l'ordre ou pour les arrestations.
18
T andis que Gaston poursuivait infructueusement son enquête, les troubles s'étendaient dans la ville.
Le mercredi où Tilly avait sauvé la vie au fils de M. d'Émery, au moment où il mangeait à la Tête-Noire avec son exempt et son sergent, les émeutiers chassés du Palais s'étaient rendus sur le Pont-Neuf où ils avaient fait grand fracas. Le lendemain, pour éviter que l'émeute ne reprenne, le Parlement avait interdit tout rassemblement dans les rues et le président de Thoré, ayant reconnu certains des séditieux, avait fait envoyé le lieutenant civil et des gardes-françaises les saisir.
La plupart habitaient rue Saint-Denis mais n'avaient pas attendu la police pour disparaître. Aussi, les gardes françaises restèrent-ils devant leurs maisons. Cette intrusion des troupes au cœur de la ville fut perçue comme une provocation. Dans la nuit du samedi au dimanche, le peuple prit les armes, battit du tambour et sonna le tocsin. Des coups de mousquet épars éclatèrent. Au matin, les gardes-françaises furent contraints de se retirer. Malgré cet apaisement, le dimanche soir on
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