Le seigneur des Steppes
bouche contre le cou du khan et aspira le sang. Son goût amer le fit
hoqueter et il le recracha sur le côté. Il aspira de nouveau malgré les mains
de Gengis qui, privées de force, lui frappaient mollement la tête.
Les plus jeunes fils du khan pleuraient de détresse en voyant
leur père aux portes de la mort. Seuls Djötchi et Chatagai demeuraient
silencieux et regardaient Jelme recracher du sang, le devant du deel rougi.
Kökötchu se fraya un chemin parmi la foule qui s’était
rassemblée, se figea en découvrant le khan gisant sur le sol. Il s’agenouilla, posa
une main sur la poitrine de Gengis. Le cœur battait incroyablement vite, la
peau était brûlante, couverte de sueur.
Jelme aspirait et crachait. Il sentit ses lèvres s’engourdir
et se demanda si une partie du poison n’avait pas pénétré en lui. Peu importe, se
dit-il, et il continua à aspirer.
— Ne lui tire pas trop de sang, il serait affaibli pour
résister à ce qu’il reste de poison, prévint le chamane, sa main osseuse encore
sur le torse de Gengis.
Jelme leva vers lui des yeux vitreux, hocha la tête mais
aspira encore, car arrêter reviendrait à regarder mourir son souverain.
Le cœur de Gengis eut une embardée sous la main de Kökötchu,
qui craignit qu’il ne cesse soudain de battre. Depuis que Temüge l’avait
abandonné, il avait plus encore besoin du soutien de l’homme qui l’avait imposé
aux guerriers. Il se mit à prier à voix haute, appelant les esprits par leurs
noms dans la langue ancienne. Il invoqua la lignée du khan, Yesugei et même
Bekter, le frère que Gengis avait tué. Il avait besoin d’eux pour maintenir le
khan hors du royaume des morts. En psalmodiant leurs noms, Kökötchu les sentit
se rassembler autour de lui, si proches que leurs murmures emplissaient ses
oreilles.
Le cœur eut une nouvelle embardée et Gengis hoqueta, les
yeux grands ouverts, le regard fixe. Les battements ralentirent, redevinrent
réguliers. Kökötchu frissonna dans le froid en songeant qu’à cet instant il
avait dans les mains l’avenir des Mongols.
— Suffit, dit-il d’une voix rauque, le cœur s’est calmé.
Jelme se redressa. Comme il l’eût fait pour un cheval blessé,
il prit une poignée de terre, y mêla de la salive et la pressa contre la plaie.
Le chamane se pencha, soulagé de voir que le sang ne coulait presque plus. Gengis
vivrait peut-être.
Kökötchu se remit à prier, forçant les esprits des morts à
venir en aide à l’homme qui avait uni les tribus. Ils ne pouvaient pas vouloir
d’un tel chef parmi eux alors qu’il menait leur peuple de victoire en victoire.
Les guerriers regardaient avec crainte le chamane qui promenait les mains
au-dessus de la forme allongée et semblait envelopper le khan d’un réseau de
fils invisibles.
Börte, les yeux rouges, l’observait en vacillant. Hoelun
était là, elle aussi, et, désespérément pâle, se rappelait la mort d’un autre
khan, des années plus tôt. Kökötchu leur fit signe d’approcher.
— Pour le moment, les esprits le maintiennent en vie, leur
dit-il, les yeux brillants. Yesugei est là, avec Bartan, son père. Bekter aussi.
Jelme a aspiré une grande partie du poison mais le cœur chancelle, parfois fort,
parfois faible. Il lui faut du repos. S’il peut avaler quelque chose, donnez-lui
du sang et du lait pour qu’il reprenne des forces.
Kökötchu ne sentait plus les esprits autour de lui mais ils
avaient fait leur travail. Il appela les frères du khan pour qu’ils le portent
dans la tente. Tiré de son hébétude, Kachium ordonna qu’on fouille le camp au
cas où un autre ennemi s’y cacherait encore, puis il souleva avec Khasar le
corps inerte de Gengis et le porta dans la yourte de Börte.
Toujours à genoux, Jelme secouait la tête. Arslan, son père,
le rejoignit au moment où il vomissait sur le sol ensanglanté.
— Aidez-moi à le relever, ordonna Arslan.
Deux guerriers s’avancèrent et soutinrent Jelme.
— Qu’est-ce qu’il a ? demanda Arslan à Kökötchu.
Le chamane écarta de ses doigts les paupières du général, examina
les yeux, découvrit des pupilles sombres et dilatées.
— Le poison est passé en lui.
Il passa une main sous le deel mouillé de Jelme, palpa
la poitrine.
— Il n’a pas dû en avaler beaucoup et il est robuste. Garde-le
éveillé, si tu peux. Force-le à marcher. Je vais lui faire une potion au
charbon de bois.
Arslan hocha la tête, remplaça un des guerriers
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