Le souffle de la rose
faites-vous ici ? reprit l’autre d’un ton
accusateur.
— C’est que... C’est que...
— C’est que quoi, vous prié-je ?
S’embourbant dans ses explications, la jeune organisatrice
des repas parvint enfin à justifier sa présence dans le sanctuaire jalousement
gardé de la sœur Annelette.
— Bref, je cherchais de la sauge pour ma sauce.
— Vous eussiez pu me la demander.
— Certes, certes. Mais je ne vous ai point trouvée. J’ai
cherché, je suis même grimpée sur un tabouret et...
— Un peu de bon sens n’aurait pas nui, ma sœur,
commenta l’autre d’un ton supérieur. Pourquoi irais-je remiser un remède dont
je me sers chaque jour en un endroit peu accessible ? La sauge est...
Annelette n’acheva pas sa phrase. Son regard venait de
tomber sur la farine étalée sur la table. Elle s’en approcha en fronçant les
sourcils et demanda :
— Qu’est ceci ?
— Eh bien, justement, je l’ignore, avoua Adélaïde. J’ai
repêché ce sac sur l’étagère supérieure. Il avait glissé derrière les autres.
Courroucée, Annelette rectifia d’un ton peu amène :
— Mes sacs et fioles ne « glissent » pas. Ils
sont parfaitement alignés après avoir été pesés et répertoriés dans mon
registre. Vous n’ignorez pas que certaines préparations sont fort dangereuses
et qu’il me faut pouvoir vérifier leur composition et leurs utilisations à tout
moment.
La sœur apothicaire se pencha à son tour sur le petit tas de
poudre, séparant les amas noirâtres du bout de l’index. Lorsqu’elle releva le
visage, elle était livide. Perdant toute morgue, elle balbutia :
— Seigneur Dieu !
— Quoi ?
— Il s’agit d’ergot.
— D’ergot ?
— D’ergot de seigle, ainsi nommé parce qu’il forme des
sortes de petites griffes noires sur les épis. D’anciens textes le rendent
responsable de gangrènes... les membres noircissent et se dessèchent, prenant
un aspect de cuir brûlé. On pourrait croire que les cadavres ont été carbonisés.
Certains savants lui attribuent aussi ce « mal des ardents [22] » dont on parle tant, ce délire
agité peuplé d’hallucinations [23] que nombre d’ignorants certifient être la preuve d’une visitation ou d’une
possession, selon les cas. Ce poison violent aurait décimé des villages entiers [24] .
— Mais à quoi peut-il vous servir ? demanda
Adélaïde que l’affolement gagnait.
— Auriez-vous perdu l’esprit, sœur Adélaïde, pour
croire que je prépare de cette substance en cette quantité ? Elle a certes
de merveilleuses propriétés, calme les maux de tête [25] , l’incontinence d’urine et les
hémorragies des vieillissantes [26] .
Toutefois, elle est d’un maniement redoutable. J’en conserve toujours un petit
sachet, mais certes pas un tel monticule.
— Je ne sais... Ne vous énervez pas contre moi, je vous
en prie, bafouilla la jeune femme que les larmes gagnaient.
— Ah non... Calmez-vous ! Ne m’infligez pas un de
vos coutumiers torrents de pleurs. L’heure est grave et je ne me sens pas d’humeur
à vous consoler.
Il n’en fallut pas davantage pour qu’Adélaïde se rue vers le
jardin afin d’y suffoquer dans ses sanglots.
Annelette, le regard rivé vers la poudre de seigle
contaminée, entendait à peine le chagrin de sa jeune sœur. Qui avait préparé
cette farine ? À quels desseins la destinait-on ? Qui l’avait
dissimulée dans l’herbarium ? Pourquoi ? La faire incriminer en cas
de découverte ? Surtout, qui autour d’elle était assez versé dans le veneficium [27] pour connaître les
effroyables propriétés de cet ergot ?
Devait-elle s’en ouvrir à l’abbesse ? À n’en point
douter. Éleusie de Beaufort était une des rares en cette abbaye à laquelle
Annelette concédât une intelligence digne de ce nom et pour laquelle elle
éprouvât donc une tendresse mêlée d’estime. L’idée de la contrarier davantage
lui pesait. Ces derniers mois avaient été éprouvants pour leur mère, et la
venue de cet inquisiteur semblait avoir aspiré sa vitalité d’antan.
Auparavant, il lui fallait réfléchir. Cacher un poison dans
une armoire d’apothicaire était avisé. De surcroît, il était concevable qu’un
intrus soit parvenu à se faufiler dans l’enceinte de l’abbaye et jusqu’à l’herborium.
En revanche, l’hypothèse selon laquelle il reviendrait périodiquement pour y
chercher ce qu’il y avait dissimulé était aberrante. En
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