Le souffle de la rose
fronçant le nez. Fâcheuse habitude que de
tant ajouter de miel. Le breuvage en devenait écœurant, surtout refroidi. Elle
sourit aussitôt : Blanche était fort âgée et l’on sait comme les
vieillardes se prennent de goût pour les douceurs qui leur demeurent.
Du romarin. Voilà une herbe parfaite et qui flattait
admirablement le gibier. Surtout, elle en détenait une provision suffisante
dans les cuisines pour éviter de retourner à l’herbarium. Trois novices avaient
passé la matinée à dépecer et à éviscérer les lièvres qui gisaient en tas
macabre sur une grande table à tréteaux. C’était l’heure que préférait
Adélaïde. Vêpres* allait commencer. Les jeunes moniales qui, comme elle, en
étaient dispensées afin de préparer le souper, s’affairaient dans la vaste
salle commune, dressant le couvert sous la surveillance sans faille de la sœur
réfectoriste. Un calme transitoire régnait dans la grande cuisine voûtée, seulement
troublé par le ronflement du feu dans la profonde cheminée ou parfois l’écho de
la course d’une sœur rejoignant le scriptorium, le chauffoir ou les étuves.
Le titre d’organisatrice des cuisines et des repas avait d’abord
alarmé Adélaïde tant il impliquait d’écritures, d’inventaires, et si peu de
marmites et de pots. L’abbesse et Berthe de Marchiennes, la sœur cellérière
dont elle dépendait directement, attendries par son désarroi, lui avaient
assuré qu’elle resterait avant tout leur sœur nourricière. Car Adélaïde aimait
découper, mélanger, accommoder, passer, mijoter, braiser, lier, épicer. Elle
aimait tant nourrir les autres, offrir à manger. Nul plaisir terrestre ne
pouvait selon elle se comparer aux tortures d’esprit qu’elle s’infligeait
périodiquement pour inventer de nouvelles variantes de porées ou de confits de
fruits. Peut-être ses débuts difficiles dans la vie en étaient-ils la cause ?
Elle était presque morte d’inanition lorsque ce tonnelier l’avait découverte
bébé à l’orée du bois de Condeau.
La longue cuiller de bois qu’elle tenait lui échappa des
mains et rebondit avec un son creux sur les dalles. Le pain. Ce pain de seigle
qu’elle avait porté à la hâte au messager du pape afin qu’il se sustentât
durant son voyage. D’où venait cette miche de seigle, car elle n’en avait pas
commandé cette semaine-là à Sylvine Taulier, la sœur fournière [28] ? Un vertige soudain la
déséquilibra et elle se retint de justesse à la longue table. Que lui
arrivait-il ? Des milliers de fourmis semblaient grimper le long de ses
mains et de ses pieds, prendre d’assaut sa bouche et ses lèvres. Elle tenta de
fermer les doigts en poing mais l’engourdissement les gagnait. Une brûlure
intense lui ravagea l’abdomen. Une suée glaciale dévala de son front, trempant
le col de sa robe. Sa respiration se fit pénible. S’aidant du rebord de la
grande planche montée sur tréteaux, elle tenta de progresser vers la porte,
vers les autres. Elle voulut hurler à l’aide mais sa voix se perdit dans sa
gorge.
Elle se sentit glisser vers le sol et plaqua sa main sur sa
poitrine. Son cœur. Où avait fui son cœur ? Battait-il encore ? Elle
ouvrit la bouche, tentant d’aspirer l’air qui se refusait à elle.
Pourquoi avait-elle été sauvée par cet homme, si c’était
pour mourir empoisonnée quelques années plus tard ? Quel était le sens de
tout ceci ?
Une dernière prière. Que la mort la prenne vite. Elle ne fut
pas exaucée.
Adélaïde erra plus d’une demi-heure entre souffrance et
incompréhension. Consciente, elle vit au travers de la sueur qui lui trempait le
visage les autres déferler en marée dans l’immense cuisine, s’affoler, crier,
pleurer. Elle vit Hedwige du Thilay se signer et embrasser son crucifix en
fermant les yeux. Elle vit le visage de Jeanne d’Amblin se décomposer. Elle la
vit plaquer la main sur ses lèvres pour étouffer un cri. Elle vit Annelette se
pencher au-dessus d’elle, renifler ses lèvres, humer son haleine. Elle sentit
le baiser léger d’Éleusie sur son front et ses larmes tremper sa main.
Annelette passa un doigt humide de salive sur sa langue et le goûta.
La grande femme se releva et la jeune organisatrice des
cuisines songea pour la première fois que sa sœur cachait sa tendresse dans ses
façons bourrues. Elle l’entendit marmonner :
— Ma pauvre petite.
L’apothicaire s’éloigna avec l’abbesse et Adélaïde
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