Le souffle de la rose
avant
tout ceux du roi, et la plupart rendaient compte contre avantages à Marigny. La
moindre des requêtes du conseiller Nogaret risquait d’échouer entre les mains
de son principal rival, qui ne manquerait pas d’en user contre lui lorsqu’il
penserait le moment venu.
Le mieux, pour l’instant, était de prétendre que rien ne s’était
produit.
Nogaret soupira d’exaspération. Il lui fallait un espion. Un
espion intelligent que la jalousie ou le fanatisme ne guiderait pas. Son
isolement au Louvre le fragilisait. Il avait obtenu l’estime du roi, peut-être
même sa gratitude, sans parvenir à conquérir son amitié. Nogaret, que les
sentiments avaient toujours plongé dans la stupéfaction, avait toutefois tiré
une leçon de leur observation : les sentiments, même les plus sots, les
plus inadaptés, dominent le monde. L’intelligence ne sert qu’à les justifier ou
à les absoudre a posteriori. En témoignait la faiblesse du souverain pour son
frère de plein sang, ce va-t-en-guerre de monsieur de Valois.
Un espion. Il lui fallait trouver un espion qui soit habile
et ne rende compte qu’à lui. Comment s’y prendre quand il savait le moindre de
ses gestes épié par ses adversaires ?
Abbaye de femmes des Clairets, Perche, octobre 1304
Éleusie de Beaufort, abbesse des Clairets, frissonna en
dépit de la chaleur diffusée par la flambée qui crépitait dans la cheminée de
son bureau. Un froid persistant rampait sous sa peau depuis qu’elle avait
aperçu l’inquisiteur Nicolas Florin pour la première fois. Ses visions de
cauchemar avaient retrouvé le chemin de son esprit et la harcelaient au point
qu’elle redoutait cette période d’endormissement qui précède le sommeil.
Si la mère abbesse avait un jour douté de la pureté de la
quête qui l’unissait à son neveu Francesco ainsi qu’à feu le doux Benoît XI, la
venue de cet être de ténèbres avait à jamais dissipé son hésitation. Toutefois,
cette porte qu’ils entendaient entrouvrir afin de restituer au monde sa lumière
suffirait-elle à défaire les Nicolas Florin qui hantaient les siècles depuis la
nuit des temps ? Francesco, qu’elle avait élevé comme son fils, en était
certain, mais il était si peu un homme, si terriblement un ange déplacé d’on ne
savait trop où. Que peuvent comprendre les anges à la fureur, à la terreur et à
la souffrance de la chair humaine ?
Un flot de larmes lui noya le regard.
Votre fils vous ressemble tant ma Claire, ma sœur. Pourtant,
il est si peu de nous. Nous avançons à tâtons dans un labyrinthe sans fin. Nous
tournons en vain, cherchant le fil qui nous guidera. Tant de questions me
harcèlent sans qu’aucune réponse ne se présente. Pourquoi fallait-il que vous
mouriez à Saint-Jean-d’Acre ? Pourquoi n’avez-vous pas senti le massacre
qui se préparait, fui ? Que saviez-vous que j’ignorais ?
Mes nuits se sont transformées en cimetière. Je vous y
rencontre tous, aimant peuple de fantômes. Henri, mon doux amour, mon époux.
Philippine, dont le sang précieux vibre en nous. Benoît, mon cher Benoît.
Clémence, Claire, mes sœurs, mes guerrières.
Et elle qui est de nous. Que pressent-elle vraiment de sa
destinée ?
Claire, l’angoisse m’étreint. Et si nous nous étions
fourvoyés ? Et si tout ceci n’était qu’un conte ? Et si aucune clef,
aucune porte n’existait ?
Nous sommes comme ce jeu de tarot que des bohémiens ont
récemment rapporté d’Égypte, à moins que ce ne soit de Chine. Les lames se sont
échangées entre nous sans que nous en comprenions la signification. Au
demeurant, qui peut prétendre la connaître vraiment ?
Claire, j’ai si peur sans parvenir à définir les raisons de
mes frayeurs. Ces murs épais, ces voûtes austères entre lesquelles j’avais cru
pouvoir trouver la paix sécrètent une menace que je renifle dans chaque
couloir, devant chaque marche. Une bête malfaisante s’y déplace maintenant. Nul
ne la voit, nul ne l’entend, et nous ne sommes que quelques-unes à percevoir sa
présence. Il aurait fallu pour en venir à bout la témérité de Clémence, ou vos
presciences, ma Claire. Il aurait fallu l’obstination conquérante de
Philippine. Je ne suis qu’une vieille femme timorée qui s’est satisfaite de son
érudition en se convainquant qu’elle savait tout de l’âme. Et me voilà, seule,
percluse de douleurs de membres, rongée de visions que je suis incapable de
déchiffrer, effarée
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