Le souffle de la rose
d’autres termes l’enherbeur
appartenait à l’abbaye. Le frère chapelain qui disait les offices était un
candidat peu vraisemblable en raison de son âge, de sa presque cécité et de son
penchant de plus en plus marqué pour la sieste. En conclusion, l’enherbeur
était une enherbeuse.
Durant la demi-heure qui suivit, Annelette passa en revue
toutes les sœurs. Elle élimina d’emblée les servantes laïques données à Dieu :
aucune ne savait lire, ni n’aurait pu préparer ce poison connu d’un nombre
restreint de scientifiques. Elle s’interdit toute sympathie, ou toute
antipathie, se forçant à l’objectivité et à l’impartialité, une prouesse dans
son cas dès lors que des êtres humains étaient concernés.
Elle biffa pourtant le nom d’Éleusie de Beaufort de sa liste
mentale. Éleusie était une érudite, certes, mais son absence de goût pour les
sciences en faisait une piètre candidate. Et puis, la foi d’Éleusie était si
exigeante qu’elle ne tolérait aucune faille. Malgré sa rancœur contre Jeanne d’Amblin
– rancœur dont elle était assez honnête pour admettre qu’elle naissait de
la plus grande liberté de la sœur tourière à laquelle sa charge évitait la
clôture –, Annelette l’écarta pour les mêmes raisons. Elle doutait fort
que Jeanne connût l’existence de l’ergot de seigle. Quant à Adélaïde, cette
gentille sossotte qui lui tapait le plus souvent sur les nerfs, elle était
perdue dès que la situation relevait d’autre chose que plumer la volaille,
dépouiller les lièvres ou échauder les porcelets pour les débarrasser de leurs
soies. Blanche de Blinot, la doyenne qui secondait l’abbesse et faisait office
de prieure, était si âgée qu’on avait le sentiment qu’elle allait s’émietter.
Sa surdité, qui faisait parfois sourire les plus jeunes, agaçait Annelette au
point qu’elle évitait maintenant de lui adresser la parole de peur de devoir
répéter cinq fois la même phrase. En revanche, Berthe de Marchiennes, la
cellérière, avec sa perpétuelle mine confite en dévotions, faisait une suspecte
de taille. Elle était érudite, dernière fille d’une belle famille désargentée
qui avait jugé que ce onzième rejeton – femelle de surcroît – était
excessif. Berthe était de ces femmes que l’âge mûr pare d’une certaine
élégance. Cependant, elle avait dû être fort laide dans sa jeunesse. Sans dot
et sans attrait, la vie monacale se présentait comme son ultime recours.
Annelette se figea. Ne venait-elle pas de décrire sa propre vie ? La vie
monacale avait été sa seule possibilité d’exercer ses talents. Un autre visage
se substitua à celui, toujours chagrin, de la sœur cellérière. Yolande de
Fleury, la sœur grainetière. Qui mieux qu’elle, dont la tâche consistait à
surveiller le bon ensemencement des terres, aurait pu connaître cette maladie
du seigle et se procurer des épis contaminés ? Dans le même ordre d’idées,
la sœur gardienne des grains, Adèle de Vigneux, devenait à son tour une
candidate de choix. Et la sœur chevécière, et la sœur hospitalière, et la
gardienne des viviers et... L’opportunité ne pouvait rendre compte à elle seule
d’une abomination telle que l’enherbement. Il fallait un mobile et surtout, il
fallait l’essence d’une tueuse. En dépit du peu d’estime qu’Annelette éprouvait
pour ses semblables, force lui était d’admettre que ladite essence épargnait le
plus grand nombre.
Lorsqu’elle sortit de l’herbarium après avoir débarrassé la
table de son encombrante farine, le soir tombait. Il ne lui restait que deux ou
trois noms, deux ou trois visages, deux ou trois histoires. Cependant,
Annelette Beaupré était assez subtile pour reconnaître que bien peu d’éléments
étayaient ses soupçons. Elle n’avait procédé que par élimination, écartant
celles qui selon elle se révélaient de trop improbables meurtrières.
Remise de sa peur et de son chagrin, Adélaïde Condeau venait
de prendre une décision qu’elle jugeait pertinente : elle se passerait de
sauge, ce qui lui éviterait une nouvelle confrontation avec cette mégère d’Annelette.
Qu’elle était donc détestable lorsqu’elle s’y attelait, cette grande membrue !
Adélaïde s’en voulut immédiatement de ses pensées peu charitables. Elle termina
le gobelet de tisane de miel, de lavande et de cannelle si gentiment offert par
Blanche de Blinot, leur doyenne, en
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