Le souffle de la rose
l’assassine butait sur celle de la victime. La mort d’Adélaïde,
pour effroyable qu’elle fut, était fortuite. Le voile se déchire. J’en ai fini,
mes filles. Je vais de ce pas écrire à monsieur Monge de Brineux, grand bailli
de notre seigneur d’Authon, afin de lui faire part de ce meurtre et des deux
noms qui s’imposent à moi. Je requerrai la mort précédée d’une flagellation
publique pour la coupable. Que la volonté de Dieu soit faite.
L’autorité dont elle avait fait preuve, cette fausse bravade
l’avait abandonnée dès qu’elle avait eu repoussé la porte de ses appartements
derrière elle. Éleusie s’était laissée tomber sur le rebord de son lit,
incapable d’un mouvement, incapable même de réfléchir. Elle attendait. Elle
attendait la main qui lui tendrait le poison, elle attendait de lire sur un
visage toute la haine, ou toute la peur du monde. Un son dans le bureau voisin,
le gémissement incertain de la laine d’une robe. La mort venait à elle en robe
blanche. Sur le cœur de la mort pendait un grand crucifix de bois.
Annelette s’encadra dans l’embrasure de la porte de sa
chambre. Elle était décomposée. Elle hoqueta :
— Vous...
— Quoi, moi ? murmura Éleusie d’une voix que l’épuisement
rendait difficile.
La rage secoua la grande femme, qui rugit :
— Qu’avez-vous affirmé ! Vous n’êtes pas plus
avancée que moi dans l’élucidation de cette horreur. Pourquoi avoir soutenu le
contraire ? Vous êtes folle ! Elle va vous tuer afin de ne pas être
démasquée. Vous ne lui avez laissé aucune autre échappatoire.
— Il s’agissait de mon but.
— Je ne peux pas vous protéger. Il existe tant de
poisons, si peu d’antidotes.
— Pourquoi a-t-elle tenté d’empoisonner Blanche de
Blinot ? La question me harcèle et je n’y trouve nulle réponse.
Croyez-vous que Blanche...
— Non, elle n’a pas encore compris qu’elle était visée.
Je l’ai raccompagnée dans le chauffoir où elle passe le plus clair de son
temps. Elle est tout à son chagrin de la mort d’Adélaïde.
— Et les autres ?
— Les plus intelligentes, et elles sont rares,
soupçonnent la vérité.
— Mais qui ?
— Mais pourquoi ? rectifia Annelette. Nous sommes
toutes menacées tant que nous n’aurons pas démêlé cette mortelle charade. Il faut
cesser de prendre le problème à l’envers. J’admets m’y être embourbée moi-même
en passant en revue chaque sœur. Il s’agissait d’une erreur de raisonnement.
Trouver pourquoi, c’est trouver qui.
— Pensez-vous y parvenir ? demanda Éleusie que la
présence de la grande femme rébarbative réconfortait pour la première fois.
— Je vais m’y employer. Vos repas ne seront plus servis
à part. Vous les prélèverez vous-même des marmites où mitonne la pitance
collective. Vous ne boirez rien, n’avalerez rien qui vous soit porté ou offert.
Quelle idée insensée avez-vous donc eue là ! Si la meurtrière ajoute foi à
vos déclarations de tout à l’heure, si elle redoute d’avoir été découverte,
elle...
Un calme étrange remplaça l’extrême fatigue d’Éleusie. Elle
déclara d’un ton sans appel :
— Je lui ai coupé toute voie de retrait. Elle est donc
contrainte d’avancer.
— En vous tuant ?
— Dieu est mon juge. Je suis prête et je ne crains pas
de Le rencontrer.
— Je vous trouve bien généreuse de votre vie, lâcha
Annelette d’un ton méprisant. La belle affaire que la mort... elle nous est
attribuée à tous, au point que je me demande pourquoi nous la craignons tant.
La vie est tellement plus hasardeuse et ardue. Y renonceriez-vous par confort
ou poltronnerie ? Vous me décevez, ma mère.
— Je ne vous permets pas...
Annelette la coupa sèchement :
— Je me passe de votre permission ! Vous avez fait
vœu, en acceptant votre charge, de veiller sur vos filles. L’auriez-vous oublié ?
Il n’est point temps de renoncer. Qu’espériez-vous ? Que vos années aux
Clairets s’écouleraient à la manière d’une paisible promenade champêtre ?
Elles l’auraient pu, mais tel n’est pas le cas. Nous serons toutes menacées
tant que nous ne comprendrons pas le but que poursuit ce monstre.
— Je croyais que la mort vous était affaire commune ?
— Certes. Cela étant, j’ai la faiblesse d’attacher
grand prix à ma vie, et, surtout, je n’entends pas en faire cadeau à la
première assassine venue.
Éleusie s’apprêtait
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