Le souffle de la rose
elle
était encore bien jeunette.
La dépouille de la gentille Adélaïde reposait dans son
cercueil, posé sur des tréteaux au centre de la salle des cartulaires avant d’être
transporté en l’église Notre-Dame de l’abbaye. Annelette Beaupré avait lutté
contre la langue de la défunte qui s’obstinait à sortir et à pendre en une
mimique insupportable, au point que la sœur apothicaire avait dû se résoudre à
bâillonner la morte d’une bande de lin qui maintenait l’organe dans sa bouche.
Ainsi la jeune femme retrouvait une dignité que la mort lui refusait.
Toutes étaient passées, se recueillant, priant, pleurant sur
leur jeune organisatrice des cuisines et des repas. Annelette épiait les
postures, les expressions, les regards gênés, fuyants ou désolés, bien décidée
à découvrir la coupable. Elle en était certaine et s’en était ouverte à l’abbesse :
celle-ci faisait partie de leur communauté.
Éleusie avait d’abord protesté, puis, devant l’implacable
démonstration de sa fille apothicaire, avait fini par se rendre à l’évidence,
ou plutôt à l’inacceptable. Elles croisaient chaque jour la meurtrière de la
plaisante Adélaïde. L’effarement avait cédé place à un désespoir blessant. Le
mal était entré avec cet être de ténèbres, ce Nicolas Florin. Elle l’avait
senti.
L’abbesse était restée des heures prostrée devant son
bureau, ne sachant que faire, par où commencer. Le mal, elle l’avait appris, ne
reculait devant aucune prière, devant nul cierge. Il ne cédait du terrain que
face à des âmes pures décidées à se battre jusqu’au bout contre lui. Ce combat
titanesque n’aurait jamais de fin. Il existait depuis la nuit des temps et
ferait rage jusqu’à leur extinction. À moins que...
Le temps de la paix n’était pas venu. Éleusie allait lutter
parce que Clémence, Philippine, Claire auraient pris les armes, sans
hésitation. Pourquoi fallait-il que ce soit elle qui ait survécu, quand les
autres auraient été tellement plus aptes au combat ?
Jeanne d’Amblin était partie ce tôt matin en tournée auprès
de leurs habituels donateurs ou des récents aumôneurs [35] . La sœur tourière avait longuement
hésité à laisser son abbesse affronter seule la suite. Il avait fallu toute l’autorité
de cette dernière pour la convaincre. Éleusie regrettait maintenant sa
décision. Jeanne, sa compétence, sa vitalité, sa lucidité sans hargne la
rassuraient. Elle leva les paupières et jeta un regard vers Annelette, qui
secoua la tête en signe de dénégation.
Traînant Blanche à sa suite, elle s’approcha de l’apothicaire
et murmura :
— Que toutes, je dis bien toutes, se présentent au
scriptorium dans une demi-heure.
— C’est dangereux, rétorqua la grande femme. Peut-être
vaut-il mieux mener une investigation de façon plus... discrète.
— Il n’est pire danger que l’aveuglement, ma fille. Je
les veux toutes devant moi. Sauf les laïques, je les verrai ensuite.
— Si la meurtrière se sent cernée, elle peut devenir
féroce. Admettons qu’elle redoute d’être découverte... elle pourrait s’en
prendre à une autre sœur, peut-être même à vous.
— Justement, je compte l’affoler.
— C’est trop risqué. L’enherbement est si sournois que
même moi je ne saurais comment y parer. Ne peut-on...
— C’est un ordre, Annelette.
— Je... Bien, ma mère.
Un mur de robes blanches immobiles que soulevait à peine un
souffle. De minces visages dont Éleusie ne voyait que des fronts, des regards
et des lèvres. Une cinquantaine de femmes, dont une moitié de novices,
attendaient, se doutant de la raison de cette convocation. Pourtant, Éleusie
aurait juré que nulle, sauf la meurtrière, n’avait compris l’ampleur du
raz-de-marée qui s’apprêtait à fondre sur la salle du scriptorium. Assise à l’un
des pupitres d’écriture, Annelette baissait la tête, jouant sans même s’en
rendre compte du petit couteau à affûter les plumes. Une question la hantait
depuis la veille. Pourquoi avait-on cru nécessaire de tuer cette pauvre
Adélaïde ? Avait-elle percé l’identité de l’empoisonneuse ?
Avait-elle vu, entendu quelque chose menaçant cette dernière ? Car le
gobelet de tisane qu’avait découvert la sœur apothicaire lui avait été offert
au soir, en une heure où ne se trouvait en cuisines que la sœur organisatrice
des repas. La meurtrière, profitant de ce moment de
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